Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/682

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avec ta tronche dans six heures. — Ha ! ha ! il paraît que tu comprends maintenant.

En effet, j’étais pâle, et mes cheveux se dressaient. C’était l’autre condamné, le condamné du jour, celui qu’on attendait à Bicêtre, mon héritier.

Il a continué :

— Que veux-tu ? voilà mon histoire à moi. Je suis fils d’un bon peigre ; c’est dommage que Charlot[1] ait pris la peine un jour de lui attacher sa cravate. C’était quand régnait la potence, par la grâce de Dieu. À six ans, je n’avais plus ni père ni mère ; l’été, je faisais la roue dans la poussière au bord des routes, pour qu’on me jetât un sou par la portière des chaises de poste ; l’hiver, j’allais pieds nus dans la boue en soufflant dans mes doigts tout rouges ; on voyait mes cuisses à travers mon pantalon. À neuf ans, j’ai commencé à me servir de mes louches[2], de temps en temps je vidais une fouillouse[3], je filais une pelure[4] ; à dix ans, j’étais un marlou[5]. Puis j’ai fait des connaissances ; à dix-sept, j’étais un grinche[6]. Je forçais une boutanche, je faussais une tournante[7]. On m’a pris. J’avais l’âge, on m’a envoyé ramer dans la petite marine[8]. Le bagne, c’est dur ; coucher sur une planche, boire de l’eau claire, manger du pain noir, traîner un imbécile de boulet qui ne sert à rien ; des coups de bâton et des coups de soleil. Avec cela on est tondu, et moi qui avais de beaux cheveux châtains ! N’importe !… j’ai fait mon temps. Quinze ans, cela s’arrache ! J’avais trente-deux ans. Un beau matin on me donna une feuille de route et soixante-six francs que je m’étais amassés dans mes quinze ans de galères, en travaillant seize heures par jour, trente jours par mois, et douze mois par année. C’est égal, je voulais être honnête homme avec mes soixante-six francs, et j’avais de plus beaux sentiments sous mes guenilles qu’il n’y en a sous une serpillière de ratichon[9]. Mais que les diables soient avec le passeport ! Il était jaune, et on avait écrit dessus forçat libéré. Il fallait montrer cela partout où je passais et le présenter tous les huit jours au maire du village où l’on me forçait de tapiquer[10]. La belle recommandation ! un galérien ! Je faisais peur, et les petits enfants se sauvaient, et l’on fermait les portes. Personne ne voulait me donner d’ouvrage. Je mangeai mes soixante-six francs. Et puis il fallut vivre. Je montrai mes bras bons au travail, on ferma les portes. J’offris ma journée pour quinze sous, pour dix sous, pour cinq sous. Point. Que faire ? Un jour, j’avais faim.

  1. Le bourreau.
  2. Mes mains.
  3. Une poche.
  4. Je volais un manteau.
  5. Un filou.
  6. Un voleur.
  7. Je forçais une boutique, je faussais une clef.
  8. Aux galères.
  9. Une soutane d’abbé.
  10. Habiter.