Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/720

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On louait des tables, des chaises, des échafaudages, des charrettes. Tout pliait de spectateurs. Des marchands de sang humain criaient à tue-tête :

— Qui veut des places ?

Une rage m’a pris contre ce peuple. J’ai eu envie de leur crier :

— Qui veut la mienne ?

Cependant la charrette avançait. À chaque pas qu’elle faisait, la foule se démolissait derrière elle, et je la voyais de mes yeux égarés qui s’allait reformer plus loin sur d’autres points de mon passage.

En entrant sur le Pont-au-Change, j’ai par hasard jeté les yeux à ma droite en arrière. Mon regard s’est arrêté sur l’autre quai, au-dessus des maisons, à une tour noire, isolée, hérissée de sculptures, au sommet de laquelle je voyais deux monstres de pierre assis de profil. Je ne sais pourquoi j’ai demandé au prêtre ce que c’était que cette tour.

— Saint-Jacques-la-Boucherie, a répondu le bourreau.

J’ignore comment cela se faisait ; dans la brume, et malgré la pluie fine et blanche qui rayait l’air comme un réseau de fils d’araignée, rien de ce qui se passait autour de moi ne m’a échappé. Chacun de ces détails m’apportait sa torture. Les mots manquent aux émotions.

Vers le milieu de ce Pont-au-Change, si large et si encombré que nous cheminions à grand’peine, l’horreur m’a pris violemment. J’ai craint de défaillir, dernière vanité ! Alors je me suis étourdi moi-même pour être aveugle et pour être sourd à tout, excepté au prêtre, dont j’entendais à peine les paroles, entrecoupées de rumeurs.

J’ai pris le crucifix et je l’ai baisé.

— Ayez pitié de moi, ai-je dit, ô mon Dieu ! — Et j’ai tâché de m’abîmer dans cette pensée.

Mais chaque cahot de la dure charrette me secouait. Puis tout à coup je me suis senti un grand froid. La pluie avait traversé mes vêtements, et mouillait la peau de ma tête à travers mes cheveux coupés et courts.

— Vous tremblez de froid, mon fils ? m’a demandé le prêtre.

— Oui, ai-je répondu.

Hélas ! pas seulement de froid.

Au détour du pont, des femmes m’ont plaint d’être si jeune.

Nous avons pris le fatal quai. Je commençais à ne plus voir, à ne plus entendre. Toutes ces voix, toutes ces têtes aux fenêtres, aux portes, aux grilles des boutiques, aux branches des lanternes ; ces spectateurs avides et cruels ; cette foule où tous me connaissent et où je ne connais personne ; cette route pavée et murée de visages humains… J’étais ivre, stupide, insensé. C’est une chose insupportable que le poids de tant de regards appuyés sur vous.