Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/771

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Un peu, dit Faillette.

Le reste de la journée fut à l’ordinaire. À sept heures du soir, on renferma les prisonniers, chaque section dans l’atelier qui lui était assigné ; et les surveillants sortirent des salles de travail, comme il paraît que c’est l’habitude, pour ne rentrer qu’après la ronde du directeur.

Claude Gueux fut donc verrouillé comme les autres dans son atelier avec ses compagnons de métier.

Alors il se passa dans cet atelier une scène extraordinaire, une scène qui n’est ni sans majesté ni sans terreur, la seule de ce genre qu’aucune histoire puisse raconter.

Il y avait là, ainsi que l’a constaté l’instruction judiciaire qui a eu lieu depuis, quatrevingt-deux voleurs, y compris Claude.

Une fois que les surveillants les eurent laissés seuls, Claude se leva debout sur son banc, et annonça à toute la chambrée qu’il avait quelque chose à dire. On fit silence.

Alors Claude haussa la voix et dit :

— Vous savez tous qu’Albin était mon frère. Je n’ai pas assez de ce qu’on me donne ici pour manger. Même en n’achetant que du pain avec le peu que je gagne, cela ne suffirait pas. Albin partageait sa ration avec moi ; je l’ai aimé d’abord parce qu’il m’a nourri, ensuite parce qu’il m’a aimé. Le directeur, M. D., nous a séparés. Cela ne lui faisait rien que nous fussions ensemble ; mais c’est un méchant homme, qui jouit de tourmenter. Je lui ai redemandé Albin. Vous avez vu ? il n’a pas voulu. Je lui ai donné jusqu’au 4 novembre pour me rendre Albin. Il m’a fait mettre au cachot pour avoir dit cela. Moi, pendant ce temps-là, je l’ai jugé et je l’ai condamné à mort[1]. Nous sommes au 4 novembre. Il viendra dans deux heures faire sa tournée. Je vous préviens que je vais le tuer. Avez-vous quelque chose à dire à cela ?

Tous gardèrent le silence.

Claude reprit. Il parla, à ce qu’il paraît, avec une éloquence singulière, qui d’ailleurs lui était naturelle. Il déclara qu’il savait bien qu’il allait faire une action violente, mais qu’il ne croyait pas avoir tort. Il attesta la conscience des quatrevingt-un voleurs qui l’écoutaient :

Qu’il était dans une rude extrémité ;

Que la nécessité de se faire justice soi-même était un cul-de-sac où l’on se trouvait engagé quelquefois ;

Qu’à la vérité il ne pouvait prendre la vie du directeur sans donner la sienne propre, mais qu’il trouvait bon de donner sa vie pour une chose juste ;

  1. Textuel.