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UNE TEMPÊTE SOUS UN CRANE.

Il avait froid. Il alluma un peu de feu. Il ne songea pas à fermer la fenêtre.

Cependant il était retombé dans sa stupeur. Il lui fallait faire un assez grand effort pour se rappeler à quoi il songeait avant que minuit sonnât. Il y parvint enfin.

— Ah ! oui, se dit-il, j’avais pris la résolution de me dénoncer.

Et puis tout à coup il pensa à la Fantine.

— Tiens ! dit-il, et cette pauvre femme !

Ici une crise nouvelle se déclara.

Fantine, apparaissant brusquement dans sa rêverie, y fut comme un rayon d’une lumière inattendue. Il lui sembla que tout changeait d’aspect autour de lui, il s’écria :

— Ah çà, mais ! jusqu’ici je n’ai considéré que moi ! je n’ai eu égard qu’à ma convenance ! Il me convient de me taire ou de me dénoncer, — cacher ma personne ou sauver mon âme, — être un magistrat méprisable et respecté ou un galérien infâme et vénérable, c’est moi, c’est toujours moi, ce n’est que moi ! Mais, mon Dieu, c’est de l’égoïsme tout cela ! Ce sont des formes diverses de l’égoïsme, mais c’est de l’égoïsme ! Si je songeais un peu aux autres ? La première sainteté est de penser à autrui. Voyons, examinons. Moi excepté, moi effacé, moi oublié, qu’arrivera-t-il de tout ceci ? — Si je me dénonce ? on me prend, on lâche ce Champmathieu, on me remet aux galères, c’est bien. Et puis ? Que se passe-t-il ici ? Ah ! ici, il y a un pays, une ville, des fabriques, une industrie, des ouvriers, des hommes, des femmes, des vieux grands-pères, des enfants, des pauvres gens ! J’ai créé tout cela, je fais vivre tout cela ; partout où il y a une cheminée qui fume, c’est moi qui ai mis le tison dans le feu et la viande dans la marmite ; j’ai fait l’aisance, la circulation, le crédit ; avant moi il n’y avait rien ; j’ai relevé, vivifié, animé, fécondé, stimulé, enrichi tout le pays ; moi de moins, c’est l’âme de moins. Je m’ôte, tout meurt. — Et cette femme qui a tant souffert, qui a tant de mérites dans sa chute, dont j’ai cause sans le vouloir tout le malheur ! Et cet enfant que je voulais aller chercher, que j’ai promis à la mère ! Est-ce que je ne dois pas aussi quelque chose à cette femme, en réparation du mal que je lui ai fait ? Si je disparais, qu’arrive-t-il ? La mère meurt. L’enfant devient ce qu’il peut. Voilà ce qui se passe, si je me dénonce. — Si je ne me dénonce pas ? Voyons, si je ne me dénonce pas ?

Après s’être fait cette question, il s’arrêta ; il eut comme un moment d’hésitation et de tremblement ; mais ce moment dura peu, et il se répondit avec calme :

— Eh bien, cet homme va aux galères, c’est vrai, mais, que diable ! il a