Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome IX.djvu/192

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Le voyageur, à demi-voix, et comme se parlant à lui-même, prononça ces quelques mots, que l’aubergiste entendit sans trop les comprendre :

— Oui, c’est plus que la guerre dans la patrie, c’est la guerre dans la famille. Il le faut, et c’est bien. Les grands rajeunissements des peuples sont à ce prix.

Et le voyageur portant la main à son chapeau, l’œil fixé sur la deuxième affiche, la salua.

L’hôte continua :

— Voyez-vous, citoyen, voici l’affaire. Dans les villes et dans les gros bourgs nous sommes pour la révolution, dans la campagne ils sont contre ; autant dire dans les villes on est français et dans les villages on est breton. C’est une guerre de bourgeois à paysans. Ils nous appellent patauds, nous les appelons rustauds. Les nobles et les prêtres sont avec eux.

— Pas tous, interrompit le cavalier.

— Sans doute, citoyen, puisque nous avons ici un vicomte contre un marquis.

Et il ajouta à part lui :

— Et que je crois bien que je parle à un prêtre.

Le cavalier continua :

— Et lequel des deux l’emporte ?

— Jusqu’à présent, le vicomte. Mais il a de la peine. Le vieux est rude. Ces gens-là, c’est la famille Gauvain, des nobles d’ici. C’est une famille à deux branches ; il y a la grande branche dont le chef s’appelle le marquis de Lantenac, et la petite branche dont le chef s’appelle le vicomte Gauvain. Aujourd’hui les deux branches se battent. Cela ne se voit pas chez les arbres, mais cela se voit chez les hommes. Ce marquis de Lantenac est tout-puissant en Bretagne ; pour les paysans, c’est un prince. Le jour de son débarquement, il a eu tout de suite huit mille hommes ; en une semaine trois cents paroisses ont été soulevées. S’il avait pu prendre un coin de la côte, les anglais débarquaient. Heureusement ce Gauvain s’est trouvé là, qui est son petit-neveu, drôle d’aventure. Il est commandant républicain, et il a rembarré son grand-oncle. Et puis le bonheur a voulu que ce Lantenac, en arrivant et en massacrant une masse de prisonniers, ait fait fusiller deux femmes dont une avait trois enfants qui étaient adoptés par un bataillon de Paris. Alors cela a fait un bataillon terrible. Il s’appelle le bataillon du Bonnet-Rouge. Il n’en reste pas beaucoup de ces parisiens-là, mais ce sont de furieuses bayonnettes. Ils ont été incorporés dans la colonne du commandant Gauvain. Rien ne leur résiste. Ils veulent venger les femmes et ravoir les enfants. On ne sait pas ce que le vieux en a fait, de ces petits. C’est ce qui enrage les grenadiers de Paris, Supposez que ces enfants n’y soient pas