Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome IX.djvu/333

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voyait vaguement s’ébaucher dans sa rêverie et se poser devant lui ce problème : la mise en liberté du tigre.

Et puis, la question reparaissait sous son premier aspect ; la pierre de Sisyphe, qui n’est pas autre chose que la querelle de l’homme avec lui-même, retombait : Lantenac, était-ce donc le tigre ?

Peut-être l’avait-il été ; mais l’était-il encore ? Gauvain subissait ces spirales vertigineuses de l’esprit revenant sur lui-même, qui font la pensée pareille à la couleuvre. Décidément, même après examen, pouvait-on nier le dévouement de Lantenac, son abnégation stoïque, son désintéressement superbe ? Quoi ! en présence de toutes les gueules de la guerre civile ouvertes, attester l’humanité ! quoi ! dans le conflit des vérités inférieures, apporter la vérité supérieure ! quoi ! prouver qu’au-dessus des royautés, au-dessus des révolutions, au-dessus des questions terrestres, il y a l’immense attendrissement de l’âme humaine, la protection due aux faibles par les forts, le salut dû à ceux qui sont perdus par ceux qui sont sauvés, la paternité due à tous les enfants par tous les vieillards ! Prouver ces choses magnifiques, et les prouver par le don de sa tête ! Quoi ! être un général, et renoncer à la stratégie, à la bataille, à la revanche ! quoi ! être un royaliste, prendre une balance, mettre dans un plateau le roi de France, une monarchie de quinze siècles, les vieilles lois à rétablir, l’antique société à restaurer, et dans l’autre trois petits paysans quelconques, et trouver le roi, le trône, le sceptre et les quinze siècles de monarchie légers, pesés à ce poids de trois innocences ! quoi ! tout cela ne serait rien ! quoi ! celui qui a fait cela resterait le tigre et devrait être traité en bête fauve ! non ! non ! non ! ce n’était pas un monstre l’homme qui venait d’illuminer de la clarté d’une action divine le précipice des guerres civiles ! Le porte-glaive s’était métamorphosé en porte-lumière. L’infernal Satan était redevenu le Lucifer céleste. Lantenac s’était racheté de toutes ses barbaries par un acte de sacrifice ; en se perdant matériellement, il s’était sauvé moralement ; il s’était refait innocent ; il avait signé sa propre grâce. Est-ce que le droit de se pardonner à soi-même n’existe pas ? Désormais il était vénérable.

Lantenac venait d’être extraordinaire. C’était maintenant le tour de Gauvain.

Gauvain était chargé de lui donner la réplique.

La lutte des passions bonnes et des passions mauvaises faisait en ce moment sur le monde le chaos ; Lantenac, dominant ce chaos, venait d’en dégager l’humanité ; c’était à Gauvain maintenant d’en dégager la famille.

Qu’allait-il faire ?

Gauvain allait-il tromper la confiance de Dieu ?

Non. Et il balbutiait en lui-même : — Sauvons Lantenac.