Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome IX.djvu/414

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le fiacre où était Louis xvi allant à l’échafaud passa devant sa fenêtre, il la fit fermer. Il disait : Les grossièretés du père Duchêne manquent de respect au peuple. Il était toujours poudré de frais, ce qui faisait dire à Hébert : Robespierre a la nourriture du pauvre dans ses cheveux. Le soir, il se chauffait au feu des copeaux de menuisier où faisaient cercle Saint-Just, Lebas, le serrurier Didier, l’imprimeur Nicolas, et une femme noble, madame de Bruyères-Chalabre. Robespierre allait quelquefois au Théâtre-Français, jamais à d’autres théâtres, travaillait volontiers la nuit, sortait toujours seul, et suivi d’un chien appelé Brount ; quelquefois ses amis l’escortaient de loin ; il s’en fâchait. À la Constituante, il n’avait donné la main qu’à Pétion et aux Lameth ; à la Convention il ne la donnait qu’à Camille Desmoulins. Il ne riait jamais en public. Il n’avait été ni du 14 juillet, ni du 6 octobre, ni du 20 juin, ni du 10 août, ni du 2 septembre, d’aucune journée ; Danton de toutes. Robespierre était avant tout puriste. Sa politique, comme sa morale, ressemblait à une syntaxe.

Ni Robespierre, ni Danton, ni Marat, ni même Mirabeau, n’existent par eux-mêmes. Insistons-y, il est presque inutile de les juger comme hommes. Autant juger les pierres que jette une fronde. Qui est responsable ? la fronde ? non. Pas même la fronde. Qui donc ? le bras. Allez chercher ce bras au fond de l’infini.

Les hommes qui existent par eux-mêmes, ce sont les penseurs. Ils veulent ce qu’ils font, et ce qu’ils font ne les mène pas. Aussi sont-ils les seuls responsables, et dans l’absolu, les seuls grands. Molière est responsable, Voltaire est responsable. Les autres, qu’on appelle hommes d’action, ne sont que des lutteurs ; leur travail les domine, leur œuvre les tyrannise ; nous venons de le dire, ils ont pour collaborateurs les événements, plus hauts qu’eux. La révolution est plus grande que ses hommes ; aussi cette colossale femelle a tué tous ses mâles. Ils l’ont fécondée et elle les a dévorés. Rien de pareil dans les régions de l’esprit pur ; là est la vraie toute-puissance et la vraie immortalité du génie humain. Faire l’Iliade est plus beau que prendre Troie ; Homère est plus grand qu’Achille[1].

Robespierre, Danton, Marat, ce sont trois ignivomes précédant la lumière, trois dragons au service d’un archange, trois foudres déblayant les nuées devant l’astre.

Danton était haut, Robespierre moyen, Marat bas.

Trois puissances s’entre-dévorant. Danton, dans la logique des situations, et d’après la quantité de racine que chacun avait, devait tomber le premier, Robespierre le second, Marat le troisième. Charlotte Corday sauva Marat.

Grâce à elle, Marat ne tomba pas, il mourut.

Robespierre, Danton, Marat. Triangle d’hommes. Figure vivante du mystérieux couperet qui a tranché la tête au passé.

  1. Voir si je n’ai pas dit quelque chose de pareil dans le livre Shakespeare (le beau serviteur du vrai). [Note de Victor Hugo en marge de la dernière phrase.]