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LES MISÉRABLES. — L’IDYLLE RUE PLUMET.

reste de la corde de Brujon qui pendait aux barreaux de la trappe supérieure de la cheminée, mais ce bout cassé étant beaucoup trop court, il n’avait pu s’évader par-dessus le chemin de ronde comme avaient fait Brujon et Gueulemer.

Quand on détourne de la rue des Ballets dans la rue du Roi-de-Sicile, on rencontre presque tout de suite à droite un enfoncement sordide. Il y avait là au siècle dernier une maison dont il ne reste plus que le mur de fond, véritable mur de masure qui s’élève à la hauteur d’un troisième étage entre les bâtiments voisins. Cette ruine est reconnaissable à deux grandes fenêtres carrées qu’on y voit encore 5 celle du milieu, la plus proche du pignon de droite, est barrée d’une solive vermoulue ajustée en chevron d’étai. À travers ces fenêtres on distinguait autrefois une haute muraille lugubre qui était un morceau de l’enceinte du chemin de ronde de la Force.

Le vide que la maison démolie a laissé sur la rue est à moitié rempli par une palissade en planches pourries contre-butée de cinq bornes de pierre. Dans cette clôture se cache une petite baraque appuyée à la ruine restée debout. La palissade a une porte qui, il y a quelques années, n’était fermée que d’un loquet.

C’est sur la crête de cette ruine que Thénardier était parvenu un peu après trois heures du matin.

Comment était-il arrivé là ? C’est ce qu’on n’a jamais pu expliquer ni comprendre. Les éclairs avaient dû tout ensemble le gêner et l’aider. S’était-il servi des échelles et des échafaudages des couvreurs pour gagner de toit en toit, de clôture en clôture, de compartiment en compartiment, les bâtiments de la cour Charlemagne, puis les bâtiments de la cour Saint-Louis, le mur de ronde, et de là la masure sur la rue du Roi-de-Sicile ? Mais il y avait dans ce trajet des solutions de continuité qui semblaient le rendre impossible. Avait-il posé la planche de son lit comme un pont du toit du Bel-Air au mur du chemin de ronde, et s’était-il mis à ramper à plat ventre sur le chevron du mur de ronde tout autour de la prison jusqu’à la masure ? Mais le mur du chemin de ronde de la Force dessinait une ligne crénelée et inégale, il montait et descendait, il s’abaissait à la caserne des pompiers, il se relevait à la maison des Bains, il était coupé par des constructions, il n’avait pas la même hauteur sur l’hôtel Lamoignon que sur la rue Pavée, il avait partout des chutes et des angles droits ; et puis les sentinelles auraient dû voir la sombre silhouette du fugitif ; de cette façon encore le chemin fait par Thénardier reste à peu près inexplicable. Des deux manières, fuite impossible. Thénardier, illuminé par cette effrayante soif de la liberté qui change les précipices en fossés, les grilles de fer en claies d’osier, un cul-de-jatte en athlète, un podagre en oiseau, la stupidité en instinct, l’instinct en intelligence