Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome V.djvu/211

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
199
MARIUS REDEVIENT RÉEL…

gieux, aucune action de Busiris, de Tibère ou de Henri VIII n’égalait en férocité celle-ci : M. Fauchelevent emmenant sa fille en Angleterre parce qu’il a des affaires.

Il demanda d’une voix faible :

— Et quand partirais-tu ?

— Il n’a pas dit quand.

— Et quand reviendrais-tu ?

— Il n’a pas dit quand.

Marius se leva, et dit froidement :

— Cosette, irez-vous ?

Cosette tourna vers lui ses beaux yeux pleins d’angoisse et répondit avec une sorte d’égarement :

— Où ?

— En Angleterre ? irez-vous ?

— Pourquoi me dis-tu vous ?

— Je vous demande si vous irez ?

— Comment veux-tu que je fasse ? dit-elle en joignant les mains.

— Ainsi, vous irez ?

— Si mon père y va ?

— Ainsi, vous irez ?

Cosette prit la main de Marius et l’étreignit sans répondre.

— C’est bon, dit Marius. Alors j’irai ailleurs.

Cosette sentit le sens de ce mot plus encore qu’elle ne le comprit. Elle pâlit tellement que sa figure devint blanche dans l’obscurité. Elle balbutia :

— Que veux-tu dire ?

Marius la regarda, puis éleva lentement ses yeux vers le ciel et répondit :

— Rien.

Quand sa paupière s’abaissa, il vit Cosette qui lui souriait. Le sourire d’une femme qu’on aime a une clarté qu’on voit la nuit.

— Que nous sommes bêtes ! Marius, j’ai une idée.

— Quoi ?

— Pars si nous partons ! Je te dirai où ! Viens me rejoindre où je serai !

Marius était maintenant un homme tout à fait réveillé. Il était retombé dans la réalité. Il cria à Cosette :

— Partir avec vous ! es-tu folle ? Mais il faut de l’argent, et je n’en ai pas ! Aller en Angleterre ? Mais je dois maintenant, je ne sais pas, plus de dix louis à Courfeyrac, un de mes amis que tu ne connais pas ! Mais j’ai un vieux chapeau qui ne vaut pas trois francs, j’ai un habit où il manque des boutons par devant, ma chemise est toute déchirée, j’ai les coudes percés, mes bottes prennent l’eau ; depuis six semaines je n’y pense plus, et je ne te