Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome VII.djvu/360

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1863, à Guernesey, près Saint-Martin, démembre un grand moulin, lui casse sa croix en pleine volée, et enfonce à cinquante pas de là ces deux grosses poutres avec leurs échelons droites comme deux plumes dans le sol ; un autre, le 7 juin 1859, rase une rue de Granville, un autre abat vingt-quatre clochers d’églises aux environs de Saint-Pol-de-Léon. Un autre, en juin 1865, dans la Corrèze, en quinze minutes, écartèle la commune de Meilhard, fracasse deux cents toitures, et disperse en l’air un hameau, tout entier, Sauviate, dont il ne reste plus une maison. Un autre dessèche une forêt ; un autre va sous la vague casser les madrépores et en charrie des fragments gigantesques dans les vallées de l’île Bourbon ; un autre réduit Kingstown de six cents maisons à quatorze masures. Les flottes n’ont pas plus beau jeu. D’une seule bouffée, le vent prend deux vaisseaux à Orellana, trois à Duquesne, quatre à Anson, quatre à Rodney, tout à Medina-Sidonia.

Sur ces prodiges de force du vent, la légende est d’accord avec la science, et naturellement va un peu plus loin. Les gens d’Islande se plaignaient un jour de la dureté de leur climat, l’Hékla n’étant pas une cheminée suffisante pour les chauffer. — Attachez à votre île une remorque, leur cria le vent du pôle, et je traînerai l’Islande où vous voudrez.


X

Ces forces ont la possession jalouse des espaces. Le vent garde la mer avec une âpreté de propriétaire. Il défend contre l’envahissement humain autant les enfers qu’il cache que les paradis qu’il abrite, autant les volcans du pôle Sud, Erebus et Terror, contre Dumont d’Urville qu’Otaïti contre Cook. Le pionnier d’Europe s’obstine pourtant ; il s’obstine pour toutes sortes de motifs ; Marco-Polo, pour aborder le Grand-Cathay ; Rubruquis, pour convertir le Grand-Khan ; Diaz, pour trouver le Prêtre-Jean ; Pigolano, pour être nommé maestrante de la chevalerie de Séville ; Quirino Buscon, pour découvrir le couvent de Plusimanos dont le diable sonne les cloches sous le nom de Malabestia. D’autres ont le divin et sûr instinct de, la civilisation, et c’est pour le progrès qu’ils affrontent le naufrage. Écartez la gloire à faux poids, et prenez une balance : devant la civilisation, toutes les armées de Cyrus et de Sésostris, et les phalanges d’Alexandre, et les légions de César, pèsent moins que les cent soixante hommes qui suivent Gama et les cent dix-huit hommes qui accompagnent Cook.

Navigation, c’est éducation. La mer, c’est la forte école. La cohabitation avec ces phénomènes peu maniables produit une rude race d’hommes qu’il faut aimer, les marins. Il n’y a pas d’autres conquérants qu’eux. Le voyageur Ulysse fait plus de besogne que le batailleur Achille. La mer trempe l’homme ; le soldat n’est que de fer, le marin est d’acier. Regardez-les sur le port, ces matelots, martyrs tranquilles, triomphateurs silenci