Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome VIII.djvu/316

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
298
L'HOMME QUI RIT

pourpre, et l’on sentait qu’elle ne craignait pas la rougeur. Son irradiation débordait la loge, et elle siégeait au centre, immobile, dans on ne sait quelle plénitude d’idole.

Au milieu de cette foule sordide, elle avait le rayonnement supérieur de l’escarboucle, elle inondait ce peuple de tant de lumière qu’elle le noyait d’ombre, et toutes ces faces obscures subissaient son éclipse. Sa splendeur était l’effacement de tout.

Tous les yeux la regardaient.

Tom-Jim-Jack était mêlé à la cohue. Il disparaissait comme les autres dans le nimbe de cette personne éclatante.

Cette femme absorba d’abord l’attention du public, fit concurrence au spectacle, et nuisit un peu aux premiers effets de Chaos vaincu.

Quel que fût son air de rêve, pour ceux qui étaient près d’elle, elle était réelle. C’était bien une femme. C’était peut-être même trop une femme. Elle était grande et forte, et se montrait magnifiquement le plus nue qu’elle pouvait. Elle portait de volumineux pendants d’oreilles en perles où étaient mêlés ces bijoux bizarres dits clefs d’Angleterre. Sa robe de dessus était de mousseline de Siam brodée en or passé, grand luxe, car telle de ces robes de mousseline valait alors six cents écus. Une large agrafe de diamants fermait sa chemise qu’on voyait à fleur de gorge, mode lascive du temps, et qui était de cette toile de Frise dont Anne d’Autriche avait des draps si fins qu’ils passaient à travers une bague. Cette femme avait comme une cuirasse de rubis, quelques-uns cabochons, et des pierreries cousues partout à son corps de jupe. De plus, les deux sourcils noircis à l’encre de Chine, et les bras, les coudes, les épaules, le menton, le dessous des narines, le dessus des paupières, le lobe des oreilles, la paume des mains, le bout des doigts, touchés avec le fard et ayant on ne sait quelle pointe rouge et provocante. Et surtout cela une implacable volonté d’être belle. Elle l’était au point d’être farouche. C’était la panthère, pouvant être chatte, et caresser. Un de ses yeux était bleu, l’autre était noir.

Gwynplaine, comme Ursus, considérait cette femme.

La Green-Box était un peu un spectacle fantasmagorique. Chaos vaincu était plutôt un songe qu’une pièce, ils étaient habitués à faire sur le public un effet de vision ; cette fois l’effet de vision revenait sur eux, la salle renvoyait au théâtre la surprise, et c’était leur tour d’être effarés. Ils avaient le ricochet de la fascination.

Cette femme les regardait, et ils la regardaient.

Pour eux, à la distance où ils étaient, et dans la brume lumineuse que fait là pénombre théâtrale, les détails s’effaçaient, et c’était comme une hallucination. C’était une femme sans doute, mais n’était-ce pas aussi une