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L'HOMME QUI RIT

V

on croit se souvenir, on oublie

Qu’est-ce que ces étranges changements à vue qui se font dans l’âme humaine ?

Gwynplaine avait été en même temps enlevé sur un sommet et précipité dans un abîme.

Il avait le vertige.

Le vertige double.

Le vertige de l’ascension et le vertige de la chute.

Mélange fatal.

Il s’était senti monter et ne s’était pas senti tomber.

Voir un nouvel horizon, c’est redoutable.

Une perspective, cela donne des conseils. Pas toujours bons.

Il avait eu devant lui la trouée féerique, piège peut-être, d’un nuage qui se déchire et qui montre le bleu profond.

Si profond qu’il est obscur.

Il était sur la montagne d’où l’on voit les royaumes de la terre.

Montagne d’autant plus terrible qu’elle n’existe pas. Ceux qui sont sur cette cime sont dans un rêve.

La tentation y est gouffre, et si puissante, que l’enfer sur ce sommet espère corrompre le paradis, et que le diable y apporte Dieu.

Fasciner l’éternité, quelle étrange espérance !

Là ou Satan tente Jésus, comment un homme lutterait-il ?

Des palais, des châteaux, la puissance, l’opulence, toutes les félicités humaines à perte de vue autour de soi, une mappemonde des jouissances étalées à l’horizon, une sorte de géographie radieuse dont on est le centre, mirage périlleux.

Et qu’on se figure le trouble d’une telle vision pas amenée, sans échelons préalables franchis, sans précaution, sans transition.

Un homme qui s’est endormi dans un trou de taupe et qui se réveille sur la pointe du clocher de Strasbourg ; c’était là Gwynplaine.

Le vertige est une espèce de lucidité formidable. Surtout celui qui, vous emportant à la fois vers le jour et vers la nuit, se compose de deux tournoiements en sens inverse.

On voit trop, et pas assez.

On voit tout, et rien.