Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome VIII.djvu/413

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prise scientifiquement la science. L’ignorance est une réalité dont on se nourrit ; la science est une réalité dont on jeûne. En général on est forcé d’opter : être un savant, et maigrir ; brouter, et être un âne. Ô citoyens, broutez ! La science ne vaut pas une bouchée de quelque chose de bon. J’aime mieux manger de l’aloyau que de savoir qu’il s’appelle le muscle psoas. Je n’ai, moi, qu’un mérite. C’est l’œil sec. Tel que vous me voyez, je n’ai jamais pleuré. Il faut dire que je n’ai jamais été content. Jamais content. Pas même de moi. Je me dédaigne. Mais, je soumets ceci aux membres de l’opposition ici présents, si Ursus n’est qu’un savant, Gwynplaine est un artiste.

Il renifla de nouveau :

— Grumphll !

Et il reprit :

— Encore Grumphll ! c’est une objection. Néanmoins je passe outre. Et Gwynplaine, ô messieurs, mesdames ! a près de lui un autre artiste, c’est ce personnage distingué et velu qui nous accompagne, le seigneur Homo, ancien chien sauvage, aujourd’hui loup civilisé, et fidèle sujet de sa majesté. Homo est un mime d’un talent fondu et supérieur. Soyez attentifs et recueillis. Vous allez tout à l’heure voir jouer Homo, ainsi que Gwynplaine, et il faut honorer l’art. Cela sied aux grandes nations. Êtes-vous des hommes des bois ? J’y souscris. En ce cas, sylvæ sint consuls dignæ. Deux artistes valent bien un consul. Bon. Ils viennent de me jeter un trognon de chou. Mais je n’ai pas été touché. Cela ne m’empêchera pas de parler. Au contraire. Le danger esquivé est bavard. Garrula pericula, dit Juvénal. Peuple, il y a parmi vous des ivrognes ! il y a aussi des ivrognesses. C’est très bien. Les hommes sont infects, les femmes sont hideuses. Vous avez toutes sortes d’excellentes raisons pour vous entasser ici sur ces bancs de cabaret, le désœuvrement, la paresse, l’intervalle entre deux vols, le porter, l’ale, le stout, le malt, le brandy, le gin, et l’attrait d’un sexe pour l’autre sexe. À merveille. Un esprit tourné au badinage aurait ici un beau champ. Mais je m’abstiens. Luxure, soit. Pourtant il faut que l’orgie ait de la tenue. Vous êtes gais, mais bruyants. Vous imitez avec distinction les cris des bêtes ; mais que diriez-vous si, quand vous parlez d’amour avec une lady dans un bouge, je passais mon temps à aboyer après vous ? Cela vous gênerait. Eh bien, cela nous gêne. Je vous autorise à vous taire. L’art est aussi respectable que la débauche. Je vous parle un langage honnête.

Il s’apostropha :

— Que la fièvre t’étrangle avec tes sourcils en épis de seigle !

Et il répliqua :

— Honorables messieurs, laissons les épis de seigle tranquilles. C’est