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CHIEN DE GARDE PEUT ÊTRE...

navire, dans les grosses mers, était hermétiquement fermé. Ces barques, très massives, avaient pour barre une poutre, la force du gouvernail devant se proportionner à la lourdeur du gabarit. Trois hommes, le patron avec deux matelots, plus un enfant, le mousse, suffisaient à manœuvrer ces pesantes machines de mer. Les tillacs d’avant et d’arrière de la panse étaient, nous l’avons dit déjà, sans parapet. Cette panse-ci était une large coque ventrue toute noire sur laquelle on lisait en lettres blanches, visibles dans la nuit : Vograat, Rotterdam.

À cette époque, divers événements de mer, et, tout récemment, la catastrophe des huit vaisseaux du baron de Pointi[1] au cap Carnero, en forçant toute la flotte française de refluer sur Gibraltar, avaient balayé la Manche et nettoyé de tout navire de guerre le passage entre Londres et Rotterdam, ce qui permettait aux bâtiments marchands d’aller et venir sans escorte.

Le bateau sur lequel on lisait Vograat, et près duquel Gwynplaine était parvenu, touchait l’estacade par le bâbord de son tillac d’arrière presque à niveau. C’était comme une marche à descendre ; Homo d’un saut, et Gwynplaine d’une enjambée, furent dans le navire. Tous deux se trouvèrent sur le pont d’arrière. Le pont était désert et l’on n’y voyait aucun mouvement ; les passagers, s’il y en avait, et c’était probable, étaient à bord, vu que le bâtiment était prêt à partir, et que l’arrimage était terminé, ce qu’indiquait la plénitude du compartiment creux, encombré de balles et de caisses. Mais ils étaient sans doute couchés, et probablement endormis, dans les chambres de l’entre-pont sous les tillacs, la traversée devant se faire la nuit. En pareil cas, les passagers n’apparaissent sur le pont que le lendemain matin, au réveil. Quant à l’équipage, il soupait vraisemblablement, en attendant l’instant très prochain du départ, dans le réduit qu’on appelait alors « la cabine matelote ». De là la solitude des deux ponts de poupe et de proue reliés par la passerelle.

Le loup sur l’estacade avait presque couru ; sur le navire il se mit à marcher lentement, comme avec discrétion. Il remuait la queue, non plus joyeusement, mais avec l’oscillation faible et triste du chien inquiet. Il franchit, précédant toujours Gwynplaine, le tillac d’arrière, et il traversa le passavant.

Gwynplaine, en entrant sur la passerelle, aperçut devant lui une lueur. C’était la clarté qu’il avait vue de la berge. Une lanterne était posée à terre au pied du mât d’avant ; la réverbération de cette lanterne découpait en noir sur l’obscur fond de nuit une silhouette qui avait quatre roues. Gwynplaine reconnut l’antique cahute d’Ursus.

  1. 21 avril 1705.