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FRAGMENTS.

que sa lividité molle continue. C’est du spleen dissous qui flotte. Tout le paysage est pleureur. On préférerait l’ouragan. La tempête est une colère ; la brume est une bouderie. Le maussade est plus triste que le lugubre.

Le sud maritime de l’Angleterre a longtemps gardé, même en pleine civilisation, l’aspect acariâtre et rébarbatif des vieux temps bretons. Portland est resté un lieu obscur, et presque un lieu inconnu, jusqu’au jour où il a donne le nom de comte à William Bentenek, premier gentilhomme de la chambre du roi Guillaume III et ambassadeur extraordinaire après la paix de Ryswyck. Mais, tout en devenant pairie, Portland est demeuré solitude. Au dix-septième siècle, cette solitude était farouche. Dans les rares hameaux de la côte, à Birtport par exemple, village de fileurs de chanvre et de faiseurs de câbles, on parlait encore cette antique langue perdue à laquelle appartiennent ces deux mots signifiant habitants des Caux, dont, à travers le latin de César, nous avons fait « les Durotriges ». Aux environs, l’océan se retirant peu à peu, çà et là, de certains points du rivage, il y avait d’anciens ports qui mouraient de cette retraite de la mer, entre autres Warcham, ville qui avait battu monnaie sous Guillaume le Conquérant, et qui maintenant agonisait, quoique baignée par deux rivières, la Frome au sud et la Piddle au nord. Dorchester était démantelée, son Maiden-castle passait pour hanté par les fées et les dames blanches, et quant à sa voie romaine, on n’y marchait point, le peuple la croyant pavée par les diables. Le beau château de Lulworth n’existait pas, ni ses pelouses où galopent les daims et les biches, ni son parc plein de gibier. On rencontrait par moments des vestiges des vieux siècles, appartenant aux saxons qui étaient sauvages et aux danois qui étalent barbares.

Dans l’intérieur des terres, se dressaient parmi les broussailles, comme des affleurements de roches, les ruines des Caïrs, ces mystérieuses cités primitives, masses parfois extraordinaires, comme celles de Silcester, la palanquè bretonne qui avait une lieue de tour. Les traditions abondaient ; chaque courbure du test, du wey, ou de l’itching avait son histoire. La table ronde d’Arthur était à Winchester, qui est la vieille gwent. Aux alentours de la Blackwater, la pousse du blé était gênée par de larges carreaux de granit, qui étaient les anciennes rues dallées du roi Kenelwalch ; on en retrouvait les embranchements ; on pouvait voir dans un champ un tronçon d’édifice déformé qui avait été la Monnaie à six boutiques des rois du West-sex ; il y avait trace du sentier par où avait passé le faux cercueil de l’impératrice Mahaud, faisant la guerre au roi Étienne. Comme aujourd’hiu dans l’Amérique du Nord défrichée, telle campagne nue portait un nom de forêt, ainsi une plaine s’appelait des hêtres, « Bucken », mot saxon fruste encore distinct dans Buckholt. Les gros chênes de Vindugladia avalent leurs racines dans un encombrement de blocs sculptés. La reine Cuthbarghe revenait, voilée, dans le cloître sans voûte de Winbuenminster.

Aux légendes immémoriales se joignaient les légendes récentes. Le 20 juin 1653, à Pool, hameau de pécheurs dont le havre a quatre marées par jour, il était tombé une pluie de sang ; ce sang était chaud, et fumait. De là des superstitions ; une foule de petites terreurs locales ; ici la crainte d’une pierre debout dans un hallier ; là l’effroi d’une cloche dont on ne voyait pas le clocher. Ces peurs faisaient la solitude.

Purbeck, la presqu’île de marbre, était inhabitée. De Purbeck à Portland, tout le