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LES HOMMES INQUIETS SUR LA MER...

semblable à cette réverbération féline de la lumière disparue qui est dans la prunelle des chouettes.

La Matutina traversa fièrement et en vaillante nageuse le redoutable frémissement du banc Chambours. Le banc Chambours, obstacle latent à la sortie de la rade de Portland, n’est point un barrage, c’est un amphithéâtre. Un cirque de sable sous l’eau, des gradins sculptés par les cercles de l’onde, une arène ronde et symétrique, haute comme une Jungfrau, mais noyée, un colisée de l’océan entrevu par le plongeur dans la transparence visionnaire de l’engloutissement, c’est là le banc Chambours. Les hydres s’y combattent, les léviathans s’y rencontrent ; il y a là, disent les légendes, au fond du gigantesque entonnoir, des cadavres de navires saisis et coulés par l’immense araignée Kraken, qu’on appelle aussi le poisson-montagne. Telle est l’effrayante ombre de la mer.

Ces réalités spectrales ignorées de l’homme se manifestent à la surface par un peu de frisson.

Au dix-neuvième siècle, le banc Chambours est en ruine. Le brise-lames récemment construit a bouleversé et tronqué à force de ressacs cette haute architecture sous-marine, de même que la jetée bâtie au Croisic en 1760 y a changé d’un quart d’heure l’établissement des marées. La marée pourtant, c’est éternel ; mais l’éternité obéit à l’homme plus qu’on ne croit.