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Scène III


Le Roi, La Reine, les juifs.


Par la porte du fond, grande ouverte, arrive une foule effarée et déguenillée entre deux rangs de hallebardes et de piques. Ce sont les députés des juifs, hommes, femmes, enfants, tous couverts de cendre et vêtus de haillons, pieds nus, la corde au cou, quelques-uns mutilés et rendus infirmes par la torture, se traînant sur des béquilles ou sur des moignons; d'autres, à qui l'on a crevé les yeux, marchent conduits par des enfants. En tête est le grand rabbin Moïse-ben-Habib. Tous ont la rondelle jaune sur leurs hàbits déchirés.

A quelque distance, de la table, le rabbin s'arrête et tombe à genoux. Tous derrière lui se prosternent. Les vieillards frappent le pavé du front. Ni le roi ni la reine ne les regardent. Ils ont l'oeil vague et fixe au-dessus de toutes ces têtes.

MOISE-BEN-HABIB


, grand rabbin, à genoux.

Altesse de Castille, altesse d'Aragon,

Roi, reine! ô notre maître, et vous, notre maîtresse,

Nous, vos tremblants sujets, nous sommes en détresse,

Et, pieds nus, corde au cou, nous prions Dieu d'abord,

Et vous ensuite, étant dans l'ombre de la mort,

 Ayant plusieurs de nous qu'on va livrer aux flammes,

Et tout le reste étant chassé, vieillards et femmes,

Et, sous l'oeil qui voit tout du fond du firmament,

Rois, nous vous apportons notre gémissement.

Altesses, vos décrets sur nous se précipitent,

Nous pleurons, et les os de nos pères palpitent;

Le sépulcre pensif tremble à cause de vous.

Ayez pitié. Nos coeurs sont fidèles et doux;

Nous vivons enfermés dans nos maisons étroites,

Humbles, seuls; nos lois sont très simples et très droites,

Tellement qu'un enfant les mettrait en écrit.

Jamais le juif ne chante et jamais il ne rit.

Nous payons le tribut, n'importe quelles sommes.

On nous remue à terre avec le pied; nous sommes

Comme le vêtement d'un homme assassiné.

Gloire à Dieu! Mais faut-il qu'avec le nouveau-né,

Avec l'enfant qui tette, avec l'enfant qu'on sèvre,

Nu, poussant devant lui son chien, son boeuf, sa chèvre,

Israël fuie et coure épars dans tous les sens!

Qu'on ne soit plus un peuple et qu'on soit des passants!

Rois, ne nous faites pas chasser à coups de piques,

Et Dieu vous ouvrira des portes magnifiques.