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ÊTRE AIMÉ



Le roi.

Sais-tu ce qui me manque et ce qui, nuit et jour,
Se refuse à ma soif ardente ? c’est l’amour !
Ah ! c’est vrai, je suis roi, cela doit me suffire ;
Roi, vous êtes heureux ! C’est bien facile à dire.
Un roi n’a qu’à vouloir, un roi peut tout. Eh bien,
Retiens ceci, je peux tout, mais je ne peux rien.
Hélas ! j’ai tout un peuple et je n’ai pas une âme.
Ce royaume, le cœur quelconque d’une femme,
Je ne l’ai pas. Je vois des gens s’aimer, je vois
Des êtres s’appeler dans l’ombre à demi-voix,
Je vois les cœurs, les seins, les passions fougueuses,
L’amour ! je vois des gueux adorés par des gueuses ;
Eh bien, cet amour-là, même celui qui joint
Les cœurs les plus abjects, ô deuil ! je ne l’ai point !
Je puis tout, mettre avec un mot l’Europe en flamme,
Tout, hors réaliser ce rêve qu’une femme
M’aime à cause de moi, parce que je suis moi,
Quelqu’un, un homme, et non parce que je suis roi !
Un roi n’est jamais sûr d’être aimé pour lui-même ;
On l’aime pour le bruit qu’il fait, pour l’or qu’il sème,
Pour le sceptre qu’il tient, pour le trône qu’il a,
Et non parce qu’il est le garçon que voilà !
Une belle aux yeux purs me dit : Je vous adore !
Parce qu’un diable d’homme, espèce de centaure,
Est à ma porte, fier et la lance en arrêt ;
Ôtez la sentinelle et l’amour disparaît.
L’amour, c’est l’humble aumône et la vaste largesse.
C’est toute la folie et toute la sagesse.
Dieu refusa ce don, aux rois en les créant.
Ah ! le nain est parfois nécessaire au géant ;
Le colosse a besoin, qu’il soit lion ou mage,
Que l’atome soit près de lui dans cette cage,