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AVANT L’EXIL. — COUR D’ASSISES.

épargné. Point. La guillotine est vaincue, mais elle reste debout. Elle reste debout tout le jour, au milieu d’une population consternée. Et, le soir, on prend un renfort de bourreaux, on garrotte l’homme de telle sorte qu’il ne soit plus qu’une chose inerte, et, à la nuit tombante, on le rapporte sur la place publique, pleurant, hurlant, hagard, tout ensanglanté, demandant la vie, appelant Dieu, appelant son père et sa mère, car devant la mort cet homme était redevenu un enfant. (Sensation.) On le hisse sur l’échafaud, et sa tête tombe ! — Et alors un frémissement sort de toutes les consciences. Jamais le meurtre légal n’avait apparu avec plus de cynisme et d’abomination. Chacun se sent, pour ainsi dire, solidaire de cette chose lugubre qui vient de s’accomplir, chacun sent au fond de soi ce qu’on éprouverait si l’on voyait en pleine France, en plein soleil, la civilisation insultée par la barbarie. C’est dans ce moment-là qu’un cri échappe à la poitrine d’un jeune homme, à ses entrailles, à son cœur, à son âme, un cri de pitié, un cri d’angoisse, un cri d’horreur, un cri d’humanité ; et ce cri, vous le puniriez ! Et, en présence des épouvantables faits que je viens de remettre sous vos yeux, vous diriez à la guillotine : Tu as raison ! et vous diriez à la pitié, à la sainte pitié : Tu as tort !

Cela n’est pas possible, messieurs les jurés. (Frémissement d’émotion dans l’auditoire.)

Tenez, monsieur l’avocat général, je vous le dis sans amertume, vous ne défendez pas une bonne cause. Vous avez beau faire, vous engagez une lutte inégale avec l’esprit de civilisation, avec les mœurs adoucies, avec le progrès. Vous avez contre vous l’intime résistance du cœur de l’homme ; vous avez contre vous tous les principes à l’ombre desquels, depuis soixante ans, la France marche et fait marcher le monde : l’inviolabilité de la vie humaine, la fraternité pour les classes ignorantes, le dogme de l’amélioration qui remplace le dogme de la vengeance ! Vous avez contre vous tout ce qui éclaire la raison, tout ce qui vibre dans les âmes, la philosophie comme la religion, d’un côté Voltaire, de l’autre Jésus-Christ ! Vous avez beau faire, cet effroyable service que l’échafaud a la prétention de rendre à la société, la société, au fond, en