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BUG-JARGAL.

campo[1] ? Se souvient-il de ce qu’il m’a promis ? Il ne peut, ni lui ni le bon Giu, disposer maintenant de cette vie ; elle m’appartient. »

En ce moment encore, à cet accent irrité, je crus me ressouvenir de ce maudit petit homme ; mais ce moment fut insaisissable, et aucune lumière n’en jaillit pour moi.

Biassou se leva sans s’émouvoir, parla bas un instant avec l’obi, lui montra le drapeau noir que j’avais déjà remarqué, et, après quelques mots échangés, le sorcier remua la tête de haut en bas et la releva de bas en haut, en signe d’adhésion. Tous deux reprirent leurs places et leurs attitudes.

« Écoute, me dit alors le généralissime en tirant de la poche de sa veste l’autre dépêche de Jean-François qu’il y avait déposée : nos affaires vont mal ; Bouckmann vient de périr dans un combat. Les blancs ont exterminé deux mille noirs révoltés dans le district du Cul-de-Sac. Les colons continuent de se fortifier et de hérisser la plaine de postes militaires. Nous avons perdu, par notre faute, l’occasion de prendre le Cap : elle ne se représentera pas de longtemps. Du côté de l’est, la route principale est coupée par une rivière : les blancs, afin d’en défendre le passage, y ont établi une batterie sur des pontons, et ont formé sur chaque bord deux petits camps. Au sud, il y a une grande route qui traverse ce pays montueux appelé le Haut-du-Cap ; ils l’ont couverte de troupes et d’artillerie. La position est également fortifiée du côté de la terre par une bonne palissade, à laquelle tous les habitants ont travaillé, et l’on y a ajouté des chevaux de frise. Le Cap est donc à l’abri de nos armes. Notre embuscade aux gorges de Dompte-Mulâtre a manqué son effet. À tous nos échecs se joint la fièvre de Siam, qui dépeuple le camp de Jean-François. En conséquence, le grand amiral de France[2] pense, et nous partageons son avis, qu’il conviendrait de traiter avec le gouverneur Blanchelande et l’assemblée coloniale. Voici la lettre que nous adressons à l’assemblée à ce sujet : écoute !

« Messieurs les députés,

« De grands malheurs ont affligé cette riche et importante colonie ; nous y avons été enveloppés, et il ne nous reste plus rien à dire pour notre justification. Un jour vous nous rendrez toute la justice que mérite notre position. Nous devons être compris dans l’amnistie générale que le roi Louis XVI a prononcée pour tous indistinctement.

« Sinon, comme le roi d’Espagne est un bon roi, qui nous traite fort bien, et nous témoigne des récompenses, nous continuerons de le servir avec zèle et dévouement.

« Nous voyons par la loi du 28 septembre 1791 que l’Assemblée nationale et le Roi vous accordent de prononcer définitivement sur l’état des personnes non libres et l’état politique des hommes de couleur. Nous défendrons les décrets de l’Assemblée nationale et les vôtres, revêtus des formalités requises, jusqu’à la dernière goutte de notre sang. Il serait même intéressant que vous déclariez, par un arrêté sanctionné de monsieur le général, que votre intention est de vous occuper du sort des esclaves. Sachant qu’ils sont l’objet de votre sollicitude, par leurs chefs, à qui vous ferez parvenir ce travail, ils seraient satisfaits, et l’équilibre rompu se rétablirait en peu de temps.

« Ne comptez pas cependant, messieurs les représentants, que nous consentions à nous armer pour les volontés des assemblées révolutionnaires. Nous sommes sujets de trois rois, le roi de Congo, maître-né de tous les noirs ; le roi de France, qui représente nos pères ; et le roi d’Espagne qui représente nos mères. Ces trois rois sont les descendants de ceux qui, conduits par une étoile, ont été adorer l’Homme-Dieu. Si nous servions les assemblées, nous serions peut-être entraînés à faire la guerre contre nos frères, les sujets de ces trois rois, à qui nous avons promis fidélité.

« Et puis, nous ne savons ce qu’on entend par volonté de la nation, vu que depuis que le monde règne nous n’avons exécuté que celle d’un roi. Le prince de France nous aime, celui d’Espagne ne cesse de nous secourir. Nous les aidons, ils nous aident : c’est la cause de l’humanité. Et d’ailleurs, ces majestés viendraient à nous manquer, que nous aurions bien vite trôné un roi.

« Telles sont nos intentions, moyennant quoi nous consentirons à faire la paix.

« Signé : Jean-François, général ; Biassou, maréchal de camp ; Desprez, Manzeau, Toussaint, Aubert, commissaires ad hoc[3]. »

« Tu vois, ajouta Biassou après la lecture de cette pièce de diplomatie nègre, dont le souvenir s’est fixé mot pour mot dans ma tête, tu vois que nous sommes pacifiques. Or, voilà ce

  1. Que dit le très-excellent seigneur maréchal de camp ?
  2. Nous avons déjà dit que Jean-François prenait ce titre.
  3. Il paraîtrait que cette lettre, ridiculement caractéristique, fut en effet envoyée à l’Assemblée.