Page:Hugo - La Légende des siècles, 2e série, édition Hetzel, 1877, tome 2.djvu/258

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Ne prenant que le temps de mordre les cartouches,
Nos soldats combattaient et tombaient sans parler.
— Sergent, dis-je, voit-on l'ennemi reculer ?
— Non. — Que voyez-vous ? — Rien. — Ni moi. — C'est le déluge,
Mais en feu. — Voyez-vous nos gens ? — Non. Si j'en juge
Par le nombre de coups qu'à présent nous tirons,
Nous sommes bien quarante. — Un grognard à chevrons
Qui tiraillait pas loin de moi dit : — On est trente.
Tout était neige et nuit ; la bise pénétrante
Soufflait, et, grelottants, nous regardions pleuvoir
Un gouffre de points blancs dans un abîme noir.
La bataille pourtant semblait devenir pire.
C'est qu'un royaume était mangé par un empire !
On devinait derrière un voile un choc affreux ;
On eût dit des lions se dévorant entr'eux ;
C'était comme un combat des géants de la fable ;
On entendait le bruit des décharges, semblable
À des écroulements énormes ; les faubourgs
De la ville d'Eylau prenaient feu ; les tambours
Redoublaient leur musique horrible, et sous la nue
Six cents canons faisaient la basse continue ;
On se massacrait ; rien ne semblait décidé ;
La France jouait là son plus grand coup de dé ;
Le bon Dieu de là-haut était-il pour ou contre ?
Quelle ombre ! et je tirais de temps en temps ma montre.
Par intervalle un cri troublait ce champ muet,
Et l'on voyait un corps gisant qui remuait.
Nous étions fusillés l'un après l'autre, un râle