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LES MISÉRABLES. — L’IDYLLE RUE PLUMET.

songeait que Cosette avait un père. Il y avait dans son cerveau l’effacement de l’éblouissement. De quoi donc parlaient-ils, ces amants ? On l’a vu, des fleurs, des hirondelles, du soleil couchant, du lever de la lune, de toutes les choses importantes. Ils s’étaient dit tout, excepté tout. Le tout des amoureux, c’est le rien. Mais le père, les réalités, ce bouge, ces bandits, cette aventure, à quoi bon ? et était-il bien sûr que ce cauchemar eût existé ? On était deux, on s’adorait, il n’y avait que cela. Toute autre chose n’était pas. Il est probable que cet évanouissement de l’enfer derrière nous est inhérent à l’arrivée au paradis. Est-ce qu’on a vu des démons ? est-ce qu’il y en a ? est-ce qu’on a tremblé ? est-ce qu’on a souffert ? On n’en sait plus rien. Une nuée rose est là-dessus.

Donc ces deux êtres vivaient ainsi, très haut, avec toute l’invraisemblance qui est dans la nature ; ni au nadir, ni au zénith, entre l’homme et le séraphin, au-dessus de la fange, au-dessous de l’éther, dans le nuage ; à peine os et chair, âme et extase de la tête aux pieds ; déjà trop sublimés pour marcher à terre, encore trop chargés d’humanité pour disparaître dans le bleu, en suspension comme des atomes qui attendent le précipité ; en apparence hors du destin ; ignorant cette ornière, hier, aujourd’hui, demain ; émerveillés, pâmés, flottants ; par moments, assez allégés pour la fuite dans l’infini ; presque prêts à l’envolement éternel.

Ils dormaient éveillés dans ce bercement. Ô léthargie splendide du réel accablé d’idéal !

Quelquefois, si belle que fût Cosette, Marius fermait les yeux devant elle. Les yeux fermés, c’est la meilleure manière de regarder l’âme.