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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

l’homme de l’autorité tombait plus bas que l’homme du bagne ; dans le second, un forçat montait plus haut que la loi et mettait le pied dessus. Dans les deux cas, déshonneur pour lui Javert. Dans tous les partis qu’on pouvait prendre, il y avait de la chute. La destinée a de certaines extrémités à pic sur l’impossible et au delà desquelles la vie n’est plus qu’un précipice. Javert était à une de ces extrémités-là.

Une de ses anxiétés, c’était d’être contraint de penser. La violence même de toutes ces émotions contradictoires l’y obligeait. La pensée, chose inusitée pour lui, et singulièrement douloureuse.

Il y a toujours dans la pensée une certaine quantité de rébellion intérieure ; et il s’irritait d’avoir cela en lui.

La pensée, sur n’importe quel sujet en dehors du cercle étroit de ses fonctions, eût été pour lui, dans tous les cas, une inutilité et une fatigue ; mais la pensée sur la journée qui venait de s’écouler était une torture. Il fallait bien cependant regarder dans sa conscience après de telles secousses, et se rendre compte de soi-même à soi-même.

Ce qu’il venait de faire lui donnait le frisson. Il avait, lui Javert, trouvé bon de décider, contre tous les règlements de police, contre toute l’organisation sociale et judiciaire, contre le code tout entier, une mise en liberté ; cela lui avait convenu ; il avait substitué ses propres affaires aux affaires publiques ; n’était-ce pas inqualifiable ? Chaque fois qu’il se mettait en face de cette action sans nom qu’il avait commise, il tremblait de la tête aux pieds. À quoi se résoudre ? Une seule ressource lui restait : retourner en hâte rue de l’Homme-Armé, et faire écrouer Jean Valjean. Il