Page:Ingres d’après une correspondance inédite, éd. d’Agen, 1909.djvu/171

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Et de la délicieuse histoire qu’il a, depuis, racontée si souvent à son vieux confident Ghenavard, pas un mot ! En vérité, voilà un début de sobriété et de parti-pris qui en promet bien d’autres, pour plus tard, de la part de celui qui pourra, sans sourciller, faire se battre et se dévorer des lions pour le plaisir de les peindre, vivants ou morts, qu’importe ! L’histoire vraie, dans toute sa simplicité et son émotion charmante, la voici. Delacroix, revenu de Louhans au moment du Salon, s’était rendu aussitôt au Louvre où, sans espoir d’y retrouver sa toile, il la cherchait pourtant. Il avait fiévreusement et sans résultat visité déjà toutes les salles, quand, tout à coup, il s’entendit appeler par son nom :

— C’est vous, le nommé Delacroix ?

— C’est moi, oui ? Que me voulez-vous ?

— Vous cherchez votre tableau, peut-être ?

— Moi ? Je ne cherche rien. Qui êtes-vous ? C’était le « placier » de l’époque. Il connaissait Delacroix, pour l’avoir déjà vu circuler dans les salles et l’avoir entendu appeler par ses camarades de l’atelier Guérin. Ah ! il en avait ce nouveau, de la chance ! Un tableau qui n’avait plus que trois planches sur quatre, en guise de baguette, quand, après s’être démanché en chemin, il était arrivé clopin-clopant « ainsi fichu » sous les yeux du jury. — « Quoi ?… Qu’est-ce ?… Un tableau sans cadre ? Le règlement du Salon n’en permet pas même l’inspection. — Voyons, Messieurs ! s’était écrié Gros en s’arrêtant à son tour devant cette toile et en l’examinant de très près. Cette peinture mérite votre attention. Revenez, je vous prie, sur vos pas. — Il est possible que la peinture soit passable ; mais elle n’a pas de cadre. Le règlement s’oppose à l’admission. — Et si l’artiste est pauvre ?… — Le règlement ! le règlement ! — Et si je me charge du cadre ? — Alors, c’est que la toile en