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roula sous la table. Gros se baissant pour le reprendre, Delacroix fut plus tôt là dessous où la main du vieux maître rencontra celle de son nouvel émule et la serra dans l’ombre, comme si elle fût honteuse de l’amitié qu’un vétéran offrait si généreusement à un conscrit de la première levée.

De cette charmante scène d’atelier, Eugène Delacroix dans son Journal n’a même pas fait mention. C’est à peine si, dans un autre manuscrit de cette époque et rédigé plus secrètement par ce prétendu fils du prince Talleyrand qui ne voulait pas devoir son premier cadre à la générosité d’un petit baronnet de l’Empire, il écrit pour lui seul, à mots couverts : « Le hasard me fit rencontrer Gros, qui, apprenant que j’étais l’auteur du tableau en question (Dante et Virgile), me fit, avec une chaleur incroyable, des compliments qui, pour la vie, mont rendu insensible à toute flatterie. Il finit par me dire, après m’en avoir fait ressentir tous les mérites, que c’était du Rubens châtié ». Pour lui, qui adorait Rubens et qui avait été élevé à l’école sévère de David, c’était le plus grand des éloges.

Et de Gros, dans la suite du Journal de Delacroix, plus autre trace. Pourquoi cet air d’ingratitude, de la part d’un artiste féroce, trop séduit peut-être par la majesté du génie, pour se laisser jamais charmer par la bonté du cœur ? Je ne sais. Mais c’est avec de ces beaux airs de dieu indifférent à l’amitié des hommes, que les plus grands d’entre ces derniers se sont parfois blessés à mort. Cette ingratitude des grands maîtres entr’eux n’a pas d’âge. N’est-ce pas Lamartine qui s’accuse, lorsque Musset n’est déjà plus de ce monde, de n’avoir pas encore lu la Lettre immortelle que le jeune et alors à peu près inconnu poète des Nuits adressa au célèbre compositeur du Lac ?

— « Jeune homme, pardonne-moi : je ne t’avais pas lu ! »