Page:Irving - Le Livre d’esquisses, traduction Lefebvre, 1862.djvu/285

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

centenaire. Le vent résonnait solennellement à travers leurs branches, et les grolles croassaient dans leurs nids héréditaires à la cime des arbres. L’œil se noyait dans un horizon s’amoindrissant seulement tout au fond, et rien ne venait interrompre la vue qu’une statue lointaine, ou quelque daim vagabond passant d’un air grave et tranquille le long de la clairière.

Il y a quelque chose dans ces avenues imposantes qui produit l’effet de l’architecture gothique, non pas simplement par suite de la prétendue ressemblance de forme, mais parce qu’elles portent leur vieillesse écrite sur leur front, et que l’on voit qu’elles ont pris naissance dans une période de temps à laquelle nous rattachons des idées de grandeur romanesque. Elles trahissent aussi la dignité de longue date et l’indépendance orgueilleusement concentrée d’une ancienne famille, et j’ai entendu un de mes amis, digne mais aristocratique vieillard, faire observer, un jour qu’il parlait des somptueux palais de la petite noblesse d’aujourd’hui, que « l’argent pouvait faire beaucoup de choses avec de la pierre et du mortier, mais que, grâce au ciel, il n’y avait pas moyen d’élever en un clin d’œil une avenue de chênes ».

C’est à ses excursions de sa jeunesse au milieu de cette riche nature, parmi les solitudes romantiques du parc attenant de Fullbroke, qui formait alors une partie du domaine des Lucy, que, si l’on en croit quelques-uns des commentateurs de Shakspeare, il faudrait rattacher ses nobles méditations de Jacques dans la forêt, les tableaux enchanteurs qu’il trace des bois dans « Comme il vous plaira ». Il est certain que dans les promenades solitaires au milieu des scènes de ce genre l’esprit boit à longs traits, et cela sans fatigue, à la coupe de l’inspiration, et devient profondément sensible à la beauté, à la majesté de la nature. L’imagination s’allume et s’épanouit en rêverie et en extase ; des images et des idées vagues mais délicieuses viennent incessamment fondre sur elle ; et nous jouissons en silence d’un luxe de pensée presque incommunicable. C’est probablement dans une disposition d’esprit analogue, peut-être sous un de ces mêmes arbres que j’avais sous les yeux et qui projetaient leurs ombres épaisses sur les rives verdoyantes et les tremblotantes eaux de l’Avon, que, débordant, l’imagination du poëte s’est répandue dans cette