Page:Irving - Le Livre d’esquisses, traduction Lefebvre, 1862.djvu/376

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Bientôt le son de la musique, partant de la pièce commune, ou grande salle, vint donner le signal de la danse. Les musiciens se composaient d’un vieux nègre à tête grise qui avait été l’orchestre ambulant du voisinage pendant plus d’un demi-siècle. Son instrument était aussi vieux, aussi délabré que lui. La plupart du temps il raclait sur deux ou trois cordes, accompagnant d’un mouvement de tête chaque mouvement de l’archet ; s’inclinant presque jusqu’à terre et frappant du pied toutes les fois qu’un nouveau couple allait partir.

Ichabod se piquait autant de son talent pour la danse que de ses facultés vocales. Ce jour-là il n’y eut pas un membre, pas une fibre en lui qui restassent inoccupés ; et si vous aviez vu sa charpente indécise en pleine activité, trépignant au travers de la chambre, vous auriez cru que saint Vitus lui-même, ce bienheureux patron de la danse, figurait en personne devant vous. Il faisait l’admiration de tous les nègres, qui, s’étant rassemblés, de tous âges et de toutes grandeurs, de la ferme et du voisinage, se tenaient debout, formant une pyramide de faces noires reluisantes à chaque porte et à chaque fenêtre, contemplant cette scène avec ravissement, roulant leurs blanches prunelles, et montrant de grimaçantes rangées de palettes d’ivoire qui allaient d’une oreille à l’autre. Comment le fouetteur de bambins pouvait-il n’être pas joyeux et animé ! La dame de ses pensées dansait avec lui et souriait gracieusement en réponse à toutes ses œillades amoureuses, tandis que Brom Bones, douloureusement travaillé par l’amour et la jalousie, était à méditer tout seul dans un coin.

La danse achevée, Ichabod fut attiré vers un groupe de gens plus posés, qui, avec le vieux Van Tassel, étaient assis fumant à un bout du portique, faisant des commérages au sujet du vieux temps et débitant lourdement d’interminables histoires à propos de la guerre.

Cette petite province, à l’époque dont je parle, était une de ces localités hautement favorisées qui abondent en chroniques et en grands hommes. Les troupes anglaises et américaines l’avaient côtoyée pendant la guerre ; elle avait, par conséquent, été le théâtre de maraudages, infestée de réfugiés, de Vachers, et de toute espèce de chevalerie des frontières. Il s’était écoulé juste assez