Page:Irving - Le Livre d’esquisses, traduction Lefebvre, 1862.djvu/281

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l’original du juge Shallow, et la satire est évidemment dirigée contre lui quand il est question des armoiries du juge, qui, comme celles du chevalier, avaient des brochets blancs[1] dans les écartelures.

Diverses tentatives ont été faites par ses biographes pour atténuer et même effacer cette faute de la jeunesse du poëte ; mais je la considère comme un exploit irréfléchi que rendent vraisemblable et sa situation et son tour d’esprit. Shakspeare, quand il était jeune, avait probablement toute l’indépendance d’allures et les irrégularités d’un génie ardent, indiscipliné, non dirigé. Le tempérament poétique a naturellement en soi quelque chose de vagabond. Quand il est livré à lui-même, il coule capricieusement et sans connaître de loi, et se complaît dans tout ce qui est excentrique et déréglé. Cela dépend souvent de ce que retourne un dé, dans les jeux fantasques de la destinée, si d’un génie naturel il sortira un grand coquin ou un grand poëte ; et si l’esprit de Shakspeare n’avait heureusement pris une direction littéraire, il aurait pu transgresser avec autant d’audace toutes les lois civiles qu’il a fait toutes les lois dramatiques.

Je me doute bien que dans un âge peu avancé, lorsque, semblable à un poulain échappé, il se livrait à ses courses vagabondes dans les environs de Stratford, on devait le trouver dans la compagnie de toutes sortes de caractères étranges et anormaux ; qu’il s’associait à tous les fous de l’endroit, et était un de ces vauriens fieffés au sujet desquels les vieillards branlent la tête et prédisent qu’ils finiront un jour sur le gibet. Pour lui le fait de braconner dans le parc de sir Thomas Lucy était sans doute ce qu’était une expédition à main armée pour un baron d’Écosse, et frappa sa vive imagination, encore indomptée, comme quelque chose de délicieusement aventureux[2].

  1. Le brochet abonde dans l’Avon à la hauteur de Charlecot.
  2. On trouve la preuve de la licence des habitudes et des camarades de Shakspeare au temps de sa jeunesse dans une anecdote traditionnelle recueillie à Stratford par l’ainé des Ireland, et mentionnée dans ses Vues pittoresques de l’Avon.
    À sept milles environ de Stratford est situé le petit bourg de Bedford, pays des buveurs, et renommé pour son ale. Deux sociétés de fermiers du village avaient coutume de s’y réunir, sous la dénomination de Buveurs de Bedford, et de défier les amateurs de bonne ale des villages voisins à une lutte bachique. Les gens de Stratford entre autres furent provoqués à faire preuve de la solidité de leur cerveau ; et au nombre des champions était Shakspeare, qui, en dépit du proverbe qui dit que « ceux qui boivent de la bière auront des pensées à la bière », était aussi fidèle à son ale que Falstaff à son vin de Xérès. La chevalerie de Stratford fut mise en déroute à la première attaque, et sonna la retraite pendant qu’elle avait encore des jambes pour l’emporter loin du champ de bataille. Ils avaient à peine marché pendant un mille, que, leurs jambes les trahissant, ils furent forcés de s’étendre sous un pommier sauvage, où ils passèrent la nuit. Il est encore debout, et porte le nom d’arbre de Shakspeare. Au matin, les compagnons du poëte l’éveillèrent et lui proposèrent de retourner à Bedford ; mais il s’y refusa, disant qu’il en avait assez d’avoir bu avec —


    Pebworth aux longs pipeaux et le danseur Marston,
    Hilbro cher aux esprits et l’affamé Grafton,
    Exhall le querelleur et Wicksford le papiste,
    Le sac à vin Bedford, Brom à l’œil cave et triste.


    « Les villages auxquels il est ici fait allusion, dit Ireland, conservent encore les épithètes qui leur furent ainsi données : les habitants de Pebworth sont toujours renommés pour leur talent sur le chalumeau et le tambourin ; Hilborough s’appelle aujourd’hui Hilborough aux revenants, et Grafton est célèbre pour la pauvreté de son sol. »