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les maris, pour les pères, pour les fiancés, toute la chronique scandaleuse de la ville, déformée, grossie, envenimée, aggravée et salie encore par l’emploi des termes les plus orduriers, par des reproches personnels d’imbécillité ou d’aveuglement volontaire.

Et les calomnies s’envolent aux quatre coins de la ville, éveillant les jalousies, fouettant les colères, aggravant les dissensions, empoisonnant les heures de ceux-là mêmes qui n’y veulent pas croire, semant partout les germes indéracinables de la méfiance et du soupçon.

Depuis trente ans, une terreur sourde plane sur la ville. Il n’est pas une maison où l’on n’ait reçu des lettres anonymes, où l’on n’en ait souffert et pleuré. Pourtant, on en parle à peine, à voix basse et devant des amis sûrs, tant chacun craint d’irriter l’invisible ennemi, de s’attirer de nouvelles attaques. Deux ou trois fois, après des scandales si éclatants que tout ménagement devenait inutile, des plaintes ont été déposées en justice. Jamais les enquêtes n’ont abouti. On a soupçonné des innocents, amoureux déconfits, domestiques congédiés, bavardes que leurs habitudes médisantes rendaient suspectes. Un employé de la poste a même été condamné, cassé aux gages, malgré ses protestations. Il a émigré en Amérique, mais les lettres anonymes, impitoyables, inlassables, n’en ont pas moins continué leur terrible besogne.

Peu à peu, le silence s’est fait, dans la crainte grandissante et inavouée de tous. Mais, de temps à autre, une rupture, un divorce, un scandale nouveau font murmurer bien bas, entre clientes de la confiserie : « Encore les lettres anonymes ! »

Mlle  Séraphine ne lève pas la tête, ne sourcille pas. Paisible et appliquée, elle inscrit les commandes, dans