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LES CINQ SOUS DE LAVARÈDE

les humbles habitants de la terre thibétaine. Dès lors une procession interminable s’engouffra dans la pagode. On venait consulter le dieu sur tout et encore sur autre chose. L’un avait à cœur de guérir sa femme malade ; l’autre craignait pour ses yaks ou ses chevaux ; un troisième, chasseur des hauts plateaux, s’enquérait de la longueur de l’hiver qui commençait. Et le journaliste, toujours à la réplique, était tour à tour médecin, vétérinaire ou astronome.

Cette dernière charge lui semblait plus facile à remplir que les autres. La neige tombait plus fréquemment et à la surface du Tengri-Nor flottaient déjà de nombreux glaçons. Annoncer un hiver rigoureux était aisé dans ces conditions.

Et ses consultations lui était chèrement payées. Le guerrier lui offrait ses plus belles armes ; le pasteur, les peaux des yaks ; le citadin, des vêtements ; les chasseurs le priaient d’accepter leur tente de feutre la plus épaisse et la plus chaude.

Armand faisait fortune, comme il disait plaisamment, mais il ne faisait pas un pas vers la liberté. Rachmed lui-même se décourageait. Les lamas connaissaient trop bien la prophétie sainte et les précautions les plus inusitées étaient prises pour empêcher l’évasion du faux Bouddha.

Les fidèles devenaient les complices des prêtres. Le départ du céleste voyageur devant lancer toutes les infortunes sur le Thibet, ses moindres mouvements étaient remarqués par des yeux inquiets et commentés par des gens qui, en fait de ruses, en remontreraient au plus adroit Européen.

Le Tekké, par exemple, ne pénétrait dans le temple qu’après avoir été minutieusement fouillé. À la sortie la même cérémonie se reproduisait.

Deux nouvelles semaines avaient passé. Sir Murlyton, Aurett, Rachmed étaient d’une irritabilité excessive. La lutte contre l’impossible les énervait, et la tranquillité de Bouvreuil qui, depuis sa correction, ne se hasardait plus à plaisanter ouvertement, les mettait hors des gonds.

Chose bizarre, Lavarède se montrait plus calme que ses amis. Évidemment, son imagination avait découvert une piste. De temps à autre, un sourire énigmatique voltigeait sur ses lèvres, il avait à l’adresse de la foule des regards railleurs, mais aux questions des Anglais il ne répondait rien.

Comme finissait la cinquième semaine de captivité, il appela Rachmed au moment où ce dernier, selon sa coutume, allait regagner sa demeure derrière les derniers fidèles.

— Dites au Tag-Lama que je désire vous avoir à ma table ce soir… Vous ne partirez qu’après le repas.