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LES CINQ SOUS DE LAVARÈDE

dégustaient nos amis, et il fut inscrit sur les tablettes de la petite Anglaise :

« Soupe de haricots noirs aux biscuits de mer concassés ;

« Chapelet d’œufs d’iguane ;

« Rôti de jeunes perroquets ;

« Concombres à la sauce ;

« Confitures de goyaves, d’ananas, etc. »

Le tout arrosé d’alicante, de val-de-peñas et d’aguardiente.

Il faut tout avouer en ce récit : le souper fut très joyeux ; Murlyton fut très gris et Lavarède le fut plus encore. Du moins, on doit le supposer ; car il s’endormit à table et les mozos furent obligés de le porter dans la chambre qui lui était destinée. On aurait tort de croire à une ruse de notre ami ; non, il dormait réellement, il donnait comme pouvait le faire un pauvre diable à qui un narcotique avait été versé par les soins de ce Méphistophélès de Bouvreuil, il dormait si fort et si profondément qu’il n’entendit plus rien et qu’il ne s’aperçut point du tour pendable que lui joua l’homme dont il ne voulait pas devenir le gendre.

À pas de loup, vers minuit, Bouvreuil entra dans la chambre d’Armand. Les arrieros l’avaient déshabillé et couché. Il ronflait en faux-bourdon, comme un sonneur. Bruyante était la digestion des œufs d’iguane et des jeunes perroquets.

— Quoi que tu en aies dit, murmura le satanique propriétaire, tu ne continueras pas ton voyage.

Lentement, méthodiquement, il prit les vêtements du journaliste dont il fit un paquet, ne lui laissant que sa chemise, son caleçon et ses bottines. Ensuite, il sortit, lança le paquet de hardes au loin dans un ravin de la sierra, et rentra se coucher, l’âme tranquille, ce qui lui permit de jouir d’un agréable repos.

C’était bien simple, en effet. Pour voyager, Armand pût-il échapper à la justice costaricienne, il lui faudrait des effets qu’il ne pouvait se procurer que contre espèces ; dans tous les pays du monde, c’est obligatoire. Or, comme il n’avait que ses cinq sous, il avait chance de demeurer dans ce rancho perdu de Golfito un temps fort appréciable. Et même s’il trouvait de l’argent, il manquait à la clause du testament. Lavarède était pris cette fois, et bien pris.

Lorsque, au matin, tout le monde s’éveilla, lorsque Murlyton et Aurett furent en selle et l’escorte à sa place, le capitaine Moralès constata l’absence de son prisonnier.

— Il dort encore, lui souffla Bouvreuil, il suffit de laisser un muletier