Page:Jaloux - L'Escalier d'or, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/17

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Un spectacle aussi enchanteur fit apparaître tous les visages de chaque maison. Les comptables d’en face apparurent avec leurs registres sous le bras et leurs plumes sur l’oreille ; le vieux couple amoureux s’enlaça ; autour de la mère de famille, vingt têtes rouges apparurent, ouvertes du même rire béat qui les transformait en ces tirelires qui ont la forme de pommes. Les deux ouvrières vinrent toutes riantes, l’une, qui était en corset, se cachant à demi derrière sa sœur.

Mais, même en cette circonstance mémorable, mon travailleur nocturne ne daigna pas jeter un coup d’œil sur la rue, et l’infirme s’éloigna avec son Trovatore déséquilibré, son âne docile et son singe de pourpre, sans avoir réussi à le troubler dans son détachement suprême des choses de la chaussée.



VI


Au moment où je franchissais le seuil de la maison, quelqu’un me frappa le bras : Victor Agniel, qui me cherchait visiblement. Jamais encore je n’avais vu sur son visage une telle solennité, ni dans son attitude plus grave apparat.

— J’ai à vous parler, me dit-il.

— C’est pressé ?

— J’ai besoin de vos conseils.

J’avais le matin même guigné un livre chez un bouquiniste voisin ; le désir de le posséder ne s’étant pas éveillé tout de suite en moi, j’avais passé sans m’arrêter. Mais il m’obsédait depuis le repas ; je craignais que quelqu’un ne me le soufflât et je traînai mon filleul jusqu’au passage Vérot-Dodat.

Je l’ai dit déjà, j’aime ces vieux passages de Paris à qui une voûte vitrée donne un air à la fois d’aquarium et d’établissement de bains. Le jour y est égal et comme mort ; il semble que rien n’y puisse jamais changer, boutiques, ni passants. C’est de l’éternité dans un bocal. Jamais on ne croirait que les êtres qui y vivent soient réels, ardents, pareils à ceux qui gravitent dans les rues brûlantes ou glacées, on les prendrait plutôt pour des ombres, des larves, des émissaires de l’Informulé. Pourtant, quand on leur parle, ils laissent tomber de leurs lèvres blêmes les mêmes paroles que les nôtres. Sans doute, leur Laponie sous verre n’ignore-t-elle pas nos passions. Ici, on voit une confiserie, là, un libraire ou un café. Tout semble ancien, falot, conservé dans du sucre, comme ces antiques bonbons que l’on mangeait chez nos vieilles tantes et qui représentaient un mouton ou un chien, — et le moindre étalage de fleurs naturelles, avec des violettes et des roses, posées sur des coussins de fougères, prend, là-dedans, une luxuriance de forêt vierge.

Mon livre acquis, je ramenai chez moi Victor Agniel. Il prit d’instinct un des fauteuils de mon minuscule salon, car il sentait bien que, pour la révélation qu’il avait à me faire, il ne serait jamais assez imposant.

— Mon cher parrain, me dit-il, je vous annonce mon prochain mariage.

Je le félicitai et je lui dis que, cette fois-ci, j’espérais bien qu’il était entièrement satisfait de cette union, au point de vue du raisonnable.

— Je crois que je n’ai pas à me plaindre, dit-il. L’enfant que j’épouse est douce, soumise, pratique, faite aux soins du ménage.

— Jolie ?

— Suffisamment pour me plaire : pas assez pour attirer l’attention. On ne se retourne pas pour la regarder.

— Voilà qui va des mieux !

— Son père et sa mère sont d’honnêtes commerçants de la rue du Sentier. Ce sont eux, surtout, je l’avoue, qui m’enthousiasment. Quelle sagesse ! Quelle