Page:Jaloux - L'Escalier d'or, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/18

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

expérience ! Jamais un mot vague, une de ces expressions troubles qui vous portent sur les nerfs !

— Le mot amour, par exemple ?

— Oui, oui, et tous les autres qui lui ressemblent, vous savez, ces expressions ridicules de chansonnettes ! Avec eux, pas de surprise ! Ils ne connaissent rien au-dessus de la comptabilité.

— Riches, par conséquent ?

— Oh ! non, le père a fait à différentes reprises de mauvaises affaires. Mais c’est un hasard, n’est-ce pas, une déveine. J’aime mieux un esprit positif qui se ruine qu’un exalté qui fait fortune. La raison, la prudence, la méthode, mon cher, sont tout ce que j’estime ici-bas !

— Je suis ravi de t’entendre parler ainsi. Et cette enfant, t’aime-t-elle ?

— Vous plaisantez, parrain ! Toujours vos badinages. Non, je ne lui ai encore rien dit de notre mariage, mais je suis persuadé que cette union ne lui déplaira pas. D’ailleurs, ses parents m’admirent beaucoup ; ils savent qu’ils n’auront jamais un gendre plus sensé !

— Leur as-tu parlé, du moins, dans ce sens ?

— Pas encore. Je ne suis pas très pressé de me marier. Mon oncle Planavergne n’est pas encore mort. J’étudie l’enfant, je la surveille, je la forme peu à peu, je fais bonne garde autour d’elle. Quand la poire sera mûre, je me présenterai, et tout sera dit. Je connais ces gens, d’ailleurs, de la manière la plus pratique du monde, ils sont venus dans l’étude de Me Racuir pour passer un acte, j’ai eu affaire à eux, nous nous sommes plu tout de suite. Ils m’ont invité à leur rendre visite, dans l’espoir, bien entendu, que leur fille me convienne. Vous savez, je n’ai pas fait le discret. J’ai montré un bout de l’oreille de l’oncle Planavergne. Alors, une ou deux fois par semaine, je passe la soirée chez mes amis, ils me servent un bon potage, un excellent fricot, et nous jouons au loto avec une cousine de la fillette ou un camarade de l’étude que j’amène quelquefois…

Je voulus le taquiner.

— Tu n’as pas peur que ta fiancée devienne amoureuse de lui ?

Il partit d’un bon éclat de rire :

— Pas de danger. Tu le connais : c’est Calbot, un véritable monstre !

Je me souvins, en effet, d’un pauvre diable, très laid, vrai souffre-douleur de l’étude, avec un nez cassé, à peu près privé de toute arrête médiane et une bouche fendue jusqu’aux oreilles, un de ces êtres que la nature enfante quelquefois sans autre but visible que de réjouir les hommes normaux, — Agniel, en particulier — et, par comparaison, de leur faire croire en leur beauté.

— D’ailleurs le plus drôle, ajouta-t-il, c’est que l’enfant se plaît avec ce gnome. Elle a pitié de lui, dit-elle. Au fond, je crois qu’elle est très bonne et dévouée, ce qui a bien son prix chez une femme.

— Est-ce que, dans certains cas, les expressions de chansonnettes que tu stigmatisais tout à l’heure retrouveraient grâce à tes yeux ?

— Parrain, cher parrain, je vous aime bien, mais vous êtes un étourdi ! Ces expressions-là sont ridicules dans l’amour, mais, dans un ménage, elles retrouvent leur sens ; la femme doit avoir de ces vertus qui font la vie de l’homme plus agréable.

Il parla encore longtemps de la sorte, avec cette certitude tranquille que j’appréciais tant en lui. Il me confia que chaque soir, avant de se coucher, pour ne pas avoir d’aléas plus tard, il établissait la comptabilité d’une de ses journées futures. Il savait le prix de toute chose et il prenait plaisir à additionner les dépenses de son ménage, celles de sa femme et les siennes propres, afin de voir ce qu’il aurait à gagner et ce qu’il pourrait économiser là-dessus.