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— La politique…

— La politique ? Parlez-vous sérieusement, Monsieur Delavigne ? La politique ? Vous tenez sincèrement à savoir par quel procédé vous serez tracassé, volé, martyrisé et réduit en esclavage ? Moi, ça m’est égal ! Les moutons ne seront jamais tondus que par les bergers. Maintenant, si vous préférez un berger qui porte un nom de famille à un berger qui porte un numéro, c’est votre affaire. Une affaire purement personnelle, Monsieur Delavigne, ne l’oublions pas !

— Enfin, j’aime à savoir ce qui se passe !

— Moi aussi ! Ou plutôt, j’aimerais à savoir ce qui se passe, s’il se passait quelque chose. Mais il ne se passe rien, vous entendez bien, rien !

Il s’enfonça de nouveau dans sa méditation, et M. Delavigne me fit plusieurs petits signes du coin de l’œil, pour me signaler qu’il avait affaire à un original, un fameux original ! Je m’en apercevais, parbleu ! Bien.

Je clignai de la paupière à mon tour, afin d’engager M. Delavigne à reprendre sa conversation avec le faux Stendhal.

Après quelques instants de silence, le coiffeur débuta ainsi :

— Si vous ne vous intéressez pas aux journaux, ni aux crimes, ni à la politique, Monsieur Bouldouyr, à quoi donc vous intéressez-vous ?

M. Bouldouyr ne répondit pas tout de suite. Il nous regardait alternativement, le coiffeur et moi. Puis un sourire de mépris doucement apitoyé erra sur ses lèvres gourmandes.

— Vous, Monsieur Delavigne, vous aimez à jouer aux dominos à La Promenade de Vénus, vous ne dédaignez pas le cinéma et vous nourrissez, chaque printemps, une passion nouvelle pour quelque aimable nymphe du quartier. Si j’avais n’importe lequel de ces goûts charmants, vous pourriez apprécier ce qui m’intéresse, mais la vérité me force à confesser que tout cela m’est souverainement indifférent. Presque tout d’ailleurs m’est indifférent, et ce qui me passionne, moi, n’a de signification pour personne.

— J’ai connu un philatéliste qui raisonnait à peu près comme vous.

— Un philatéliste ! s’écria M. Bouldouyr, qui devint soudain rouge de colère, je vous prie, n’est-ce pas, de ne pas me confondre avec un imbécile de cette sorte ! Un philatéliste ! Pourquoi pas un conchyliologue, puisque vous y êtes ?

— Je vous demande pardon, Monsieur, je ne croyais pas vous fâcher…

— C’est bon, c’est bon, dit M. Bouldouyr, en se levant. Je vais prendre l’air, je reviendrai tantôt.

Et il sortit en faisant claquer la porte.

— Il est un petit peu piqué, dit M. Delavigne, en souriant. Mais ce n’est pas un méchant homme. Il s’appelle Valère Bouldouyr. Un drôle de nom, n’est-ce pas ? Et puis, vous savez quand il dit que rien ne l’intéresse, il se moque de nous. Il se promène souvent au Palais-Royal avec une jeunesse, qui a l’air joliment agréable. Et vous savez, ajouta indiscrètement M. Delavigne, en se penchant vers mon oreille, il est plus vieux qu’il n’en a l’air. C’est moi qui lui ai fourni son postiche et la lotion avec laquelle il noircit à demi sa barbe, qui est toute blanche…

Ces détails me gênèrent un peu. Je demandai à M. Delavigne à quoi M. Bouldouyr était occupé.

— À rien, c’est un ancien employé du ministère de la Marine. Maintenant il est à la retraite.

Je quittai la boutique de M. Delavigne. Je croisai M. Bouldouyr qui s’acheminait de nouveau vers elle. Il marchait lourdement et il me parut voûté, mais peut-être était-ce l’influence du coiffeur qui me le faisait voir ainsi.