Page:Jaloux - L'Escalier d'or, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/8

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Je gagnai le Palais-Royal et je traversai le jardin. C’était un jour de printemps. Le paulownia noir et tordu portait comme un madrépore ses fleurs vivantes et qui durent si peu. Un gros pigeon gris reposait sur la tête de l’éphèbe qui joue de la flûte. Camille Desmoulins, vêtu de sa redingote de bronze, commençait la Révolution en s’attaquant d’abord aux chaises.

En regardant machinalement ces choses habituelles, je songeais à Valère Bouldouyr. Son nom ne m’était pas inconnu, mais où l’avais-je entendu déjà ? J’eus soudain un souvenir précis et montant aussitôt chez moi, je fouillai dans une vieille armoire, pleine de livres oubliés ; j’en tirai bientôt deux minces plaquettes : l’une s’appelait l’Embarquement pour Thulé, l’autre, le Jardin des Cent Iris. Toutes deux, signées Valère Bouldouyr. La première avait paru en 1887, la seconde en 1890. Il était évident qu’après cette double promesse, M. Bouldouyr avait renoncé aux Muses. J’ouvris un de ces livrets poussiéreux. Je lus au hasard ces quelques vers :


Sous un ciel qui se meurt comme l’oiseau Phénix
La barque d’or éveille un chagrin de vitrail,
Sur l’eau noire qui glisse et qui coule à son Styx,
Et Watteau, tout argent, se tient au gouvernail.


Plus loin, je lis ceci :


Rien, Madame, si ce n’est l’ombre
D’un masque de roses tombé
Ne saurait rendre un cœur plus sombre
Que ce ciel par vous dérobé !


Je souris avec mélancolie. Quelque chose de charmant, la jeunesse d’un poète, s’était donc jouée jadis autour de ce vieil homme à perruque. Qu’en restait-il aujourd’hui chez ce roquentin coléreux, qui s’offusquait des railleries de son coiffeur ? Hélas ! Je le voyais bien, M. Bouldouyr n’avait pas eu cette force dans l’expression qui permet seule aux poètes de durer, ni ce pouvoir de mûrir sa pensée qui transforme un jour en écrivain le délicieux joueur de flûte qui accordait son instrument aux oiseaux du matin. Midi était venu, puis le soir. Et j’étais sans doute aujourd’hui le seul lecteur qui cherchât à deviner une pensée confuse dans les rythmes incertains de L’Embarquement pour Thulé.

Pauvre Valère Bouldouyr ! J’aurais bien voulu savoir ce qu’il pensait lui-même aujourd’hui de sa grandeur passée et de sa décadence actuelle. Mais il était peu probable que je dusse le rencontrer jamais, sinon peut-être de loin en loin dans l’antre bizarre de M. Delavigne, et cela n’était pas suffisant pour créer une intimité entre nous.



III


L’image de Valère Bouldouyr avait frappé mon esprit plus profondément sans doute que je ne l’avais supposé tout d’abord, car, pendant la nuit, elle revint à diverses reprises traverser mes songes.

Tantôt, couché sur une berge, je regardais une barque descendre la rivière, elle contenait une grande quantité de perruques et de têtes de cire, comme on en voit chez les coiffeurs. L’homme qui se tenait au gouvernail s’enroulait gracieusement dans une cape bleu de ciel et portait coquettement un tricorne noir. En passant devant moi, il s’inclinait profondément, et je reconnaissais alors Valère Bouldouyr, mais un Bouldouyr centenaire et dont une barbe d’argent tombait sur la poitrine.