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la reconnaissance chez les autres. La France, pour le Juif, n’est pas une patrie improvisée dans la fièvre d’une heure généreuse, c’est une patrie retrouvée. Là, en effet, la barrière élevée entre Juifs et Chrétiens fut artificielle, factice et tardive : la haine du peuple ne fut pas une vieille tradition populaire et les premiers siècles de notre histoire nous montrent les hommes des deux confessions vivant ensemble sur un pied d’égalité et dans des sentiments de mutuelle tolérance et de mutuelle estime qui révoltent les évêques du temps et contre lesquels ils se sentent longtemps impuissants[1]. C’est le triomphe de la féodalité qui, en ne laissant debout d’autorité respectée que celle de l’Église, livre les Juifs à une haine raisonnée et intéressée, qui, du haut de la chaire, s’infiltre lentement dans les masses : ainsi naissent et fermentent, dans le peuple ignorant et souffrant du moyen-âge, des sentiments obscurs de répulsion et de haine, qui se sentent sanctifiés par la religion, et sur lesquels les croisades viennent souffler la flamme : la grande épopée religieuse du moyen-âge s’ouvre par le massacre en masse des Déicides. À la religion qui sanctifie la haine vient s’ajouter une autre cause qui la légitime : le Juif, chassé tour à tour de la vie politique, de toutes les charges, de toutes les professions libérales, de la propriété immobilière, de tout ce qui attache, en traits visibles, au sol et à l’âme de la patrie, est refoulé dans le commerce et l’usure par les canons de l’Église et par la politique financière des rois qui sauront ainsi où mettre la main quand le Trésor est vide : dès lors, le peuple ne voit plus dans le Juif que l’homme d’affaires de son seigneur et de son roi, le symbole vivant et exécré de sa misère, et c’est ainsi que les deux grands opprimés du moyen-âge, le peuple et le Juif, sont mis face à face, l’un jeté en proie à l’autre. Et pourtant, aux heures les plus désespérées, dans ces Ghettos où le parquent la loi, le mépris et la haine, l’opprimé vit par la pensée de la vie de ses oppresseurs : il aspire à franchir le mur de sa prison, à venir respirer l’air de France : la langue maternelle de ce paria, ce n’est pas un patois hébreu, c’est le français de France, et la plus ancienne élégie française, la plus belle peut être qui ait été composée en notre langue, a été écrite dans un Ghetto, à la lueur d’un bûcher[2]. La Renaissance et la Réforme, en

  1. Agobard.
  2. Élégies du Vatican sur l’auto-da-fé de Troyes.