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parti des lecteurs ; et Pierre Lavrof, qui habitait chez Smirnof, devenu son secrétaire, se joignit également à eux. Une dernière demande des lecteurs d’être admis à l’égalité des droits ayant été définitivement repoussée, les lecteurs quittèrent la bibliothèque en masse, en emportant avec eux, dans leur retraite, les livres qui leur avaient été prêtés, et ils fondèrent une bibliothèque nouvelle. Cette manière d’agir provoqua de vives protestations de la part du groupe qui se réclamait de Bakounine, et le conflit entre « lavristes » et « bakounistes », qui avait déjà commencé en décembre à propos de la publication d’un organe périodique, s’envenima de plus en plus. En vain Bakounine recommandait la prudence et la modération à ses jeunes amis (lettre à Ralli du (3 février 1873 : Nettlau, p. 763), on ne l’écoutait guère ; de part et d’autre on se laissait emporter par la colère[1].

À ce moment, le projet de la création à Zürich, par les amis de Bakounine, d’une imprimerie russe, projet qui datait de l’automne précédent, était en train de se réaliser[2] ; on se proposait d’imprimer là divers ouvrages de propagande ; Bakounine avait promis d’en écrire un, et je devais aussi être mis à contribution. Il venait en outre de se fonder à Zürich une autre imprimerie russe, qui servit, celle-là, à la publication de la revue de Lavrof, Vpered (En avant), dont le premier numéro parut en avril 1873.

Mais dans ce même mois d’avril une crise aiguë se produisit : Sokolof[3], homme violent, se prit de querelle avec Smirnof à propos des exemplaires d’une nouvelle édition des Réfractaires, dont Smirnof prétendait avoir le droit de disposer[4] ; Sokolof, accompagné de Svetlovsky, se rendit chez Smirnof[5] le 7 avril, le souffleta et le battit. Cet incident surexcita au plus haut point les dissidents de la bibliothèque, qui crurent à la préméditation et à une vengeance, et accusèrent Ross d’être l’instigateur de l’acte de Sokolof ; ils s’attroupèrent tumultueusement, et cherchèrent Ross pour lui faire un mauvais parti, mais sans réussir dans leur dessein[6]. Dans l’espoir d’apaiser les esprits, Ross se hâta d’aller à Locarno chercher Bakounine, qu’il ramena avec lui : une entrevue eut lieu entre Bakounine et Lavrof, dans l’appartement de Smirnof[7] ; mais elle ne paraît avoir eu aucun résultat positif. C’est, je crois, la seule fois que ces deux hommes si différents l’un de l’autre se soient rencontrés. Dans la conversation,

  1. Un incident tout à fait indépendant de la querelle relative à la bibliothèque contribua à accroître la surexcitation nerveuse dans ce milieu russe. Le mouchard polonais Stempkowski, celui qui avait trahi Netchaïef, avait failli être tué à Berne par un de ses compatriotes ; pour se venger, il dénonça à la police Ralli, qui était allé à Berne le 11 mars consulter un médecin, et qui fut arrêté le jour même sous l’inculpation d’être venu à Berne pour attenter à la vie de l’ambassadeur russe et de son agent Stempkowski. Ralli fut remis en liberté au bout de quelques jours, après le versement d’une caution de 4000 fr. que fournirent Alexandre Kropotkine et Boutourline.
  2. Les fonds nécessaires pour l’achat du matériel (environ 5000 fr.) avaient été fournis principalement par Ralli, par Mlle  Tr., et par Mme  Sophie Lavrof (belle-sœur d’Alexandre Kropotkine). L’imprimerie commença à fonctionner en avril ou mai 1873.
  3. Sokolof, quelques jours après son arrivée à Zürich en janvier, s’était rendu à Locarno auprès de Bakounine ; il y resta près de deux mois (il a parlé en détail de ce séjour dans ses Mémoires, inédits, dont Nettlau a publié un extrait pages 753-755). Il était de retour à Zürich depuis le 12 mars.
  4. Cette édition avait été faite avec de l’argent fourni en partie par Holstein, en partie par Smirnof, dans l’imprimerie d’Alexandrof à Zürich, imprimerie qui appartenait au Cercle de Tchaïkovsky à Saint-Pétersbourg.
  5. Lavrof était absent à ce moment ; par contre, détail à noter, Nicolas Outine se trouvait justement chez Smirnof (Mémoires de Sokolof). Cette présence d’Outine indique qu’il y avait des rapports entre lui et le groupe de Pierre Lavrof ; et sans doute ses intrigues n’avaient pas été étrangères à tout ce qui s’était passé.
  6. On appela cette manifestation le « siège du Bremerschlüssel ». Le Bremerschlüssel était le nom de la pension où habitait Ross avec quelques-uns de ses amis.
  7. Je tiens ce détail de mon amie Mme  Sophie Goldsmith, qui assistait à cette entrevue.