Page:James Guillaume - L'Internationale, III et IV.djvu/126

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Je convenais avec Cafiero que l’état de ma santé, ma pesanteur, la maladie de mon cœur et la raideur de mes membres et de mes mouvements qui en sont la conséquence nécessaire, me rendaient désormais peu apte aux expéditions aventureuses... ; mais j’ai toujours maintenu mon devoir et mon droit de me jeter dans tout mouvement révolutionnaire qui prendrait un caractère plus ou moins général, consistant et sérieux, et j’ai toujours senti et pensé que la fin la plus désirable pour moi serait de tomber au milieu d’une grande tourmente révolutionnaire.

D’ailleurs ce ne fut alors entre nous rien qu’une discussion académique ; les circonstances étaient telles qu’il ne fallait pas songer à une expédition révolutionnaire. La révolution espagnole venait d’échouer misérablement, faute d’énergie et de passion révolutionnaire dans les chefs aussi bien que dans les masses, et tout le reste du monde était plongé dans une réaction la plus morne. Seule l’Italie présentait quelques symptômes d’un réveil révolutionnaire, mais il fallait encore beaucoup travailler pour en tirer une puissance populaire. J’étais donc d’accord avec Cafiero que non seulement moi, mais encore tous, nous devions nous dissimuler pour le moment autant qu’il était possible pour pouvoir d’autant mieux travailler en secret, et que pour cela il n’y avait pas de meilleur moyen que de prendre sur toute la ligne le masque de paisibles et très matériels bourgeois.

Conformément à ce nouveau système, il fut convenu que... je prendrais plus que jamais le caractère d’un révolutionnaire fatigué et dégoûté, et qui, à la suite de ce dégoût, ayant perdu toutes les illusions, se jette avec passion dans les intérêts matériels de la propriété et de la famille. Cela était devenu d’autant plus nécessaire que notre cercle était devenu non seulement l’objet des persécutions et de l’espionnage de tous les gouvernements, mais encore celui des attaques furibondes des révolutionnaires plus ou moins socialistes des autres partis, et surtout moi, l’objet des dénonciations et d’infâmes calomnies de la part des Allemands et des Juifs de l’école de Marx et compagnie.

Je devais donc me poser en bourgeois très aisé uniquement absorbé par les intérêts de ma famille. À cela il y avait un inconvénient assez grave et qui n’échappa point à notre attention. Tout le monde savait que jusqu’à ce jour j’avais été très pauvre, vivant dans un état proche de la misère. Comment expliquer au monde la transformation merveilleuse et si subite de ma fortune ? Nous discutâmes beaucoup cette question, Cafiero et moi, et nous décidâmes que, d’abord, nous n’avions pas de compte à rendre à ce monde bourgeois pour lequel nous n’avions que haine et mépris ; que je pouvais avoir hérité ou reçu de Russie une partie de mes biens par des voies qui (pour échapper aux persécutions et aux confiscations du gouvernement russe) devaient nécessairement rester secrètes ; et qu’ensuite, en prît-on même prétexte pour nous calomnier, loin de nous en soucier, nous devions nous en réjouir, puisque cela nous servirait à cacher encore mieux notre jeu.

Par suite de cette résolution, je devins donc un beau jour un bourgeois sinon riche, du moins aisé, sans rendre compte à personne, en dehors de nos plus intimes, de la manière dont je l’étais devenu. Trois hommes firent exception à la règle à Locarno : Emilio Bellerio, Zuytsef, et Remigio