Page:James Guillaume - L'Internationale, III et IV.djvu/193

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mouvement réjouissant se produisait chez les ouvriers boulangers, les ouvriers selliers ; par contre, les menuisiers, qui s’étaient retirés de l’Internationale en 1870, continuaient à se laisser mener par quelques « frotte-manches » ; et au « Cercle des travailleurs », fondé par des bourgeois conservateurs, un pasteur faisait des conférences religieuses, suivies par un certain nombre de « travailleurs » enchantés de trouver là du vin à bon marché.

Pour la quatrième fois, dans le courant de décembre 1873, les internationaux jurassiens firent paraître cet Almanach du peuple dont la publication avait commencé en décembre 1870. L’Almanach pour 1874 comprenait quatre articles, écrit par Schwitzguébel, Lefrançais, Malon, et Élisée Reclus. Schwitzguébel (Gouvernement et Administration) précisait la distinction entre l’État et la Fédération des communes. Lefrançais (Politique socialiste) indiquait comme but à la politique ouvrière la prise de possession des communes : « Que, s’abstenant dorénavant de toute action ayant pour but soit de maintenir, soit de reconstituer l’État politique actuel, les travailleurs, au contraire, s’emparent le plus possible des fonctions administratives locales pour apprendre à gérer eux-mêmes leurs affaires... La prise de possession, par le prolétariat, de l’administration des communes est seule capable d’amener définitivement la chute de l’État centralisé... Autant donc, à notre avis, il importe que les travailleurs discréditent chaque jour davantage l’action gouvernementale, en s’éloignant de tout scrutin purement politique, autant il est nécessaire qu’ils entrent, à l’aide de l’élection, dans l’administration communale. » B. Malon, adoptant la forme romanesque (Une conjuration chez les Atlantes), avait cherché à montrer qu’à l’ancienne conception du communisme d’État devait être substituée celle d’un communisme fédéraliste et anti-autoritaire, dont il rédigeait ainsi le programme : « La terre, les mines, les vaisseaux, les maisons, les animaux domestiques, les matières utiles et les outils de tous genres resteront propriété collective inaliénable ; l’avoir social, divisé en lots et catégories, sera confié, moyennant redevance et acceptation de certaines conditions d’intérêt général, à des associations de travail qui se partageront, d’après leurs conventions particulières, et la part de la collectivité prélevée, les produits du travail sociétaire ». Élisée Reclus traitait de la question sociale en Chine (Les Chinois et l’Internationale) ; il montrait que les intérêts du prolétariat, en Orient et en Occident, étaient les mêmes, et il exprimait l’espoir que cette communauté des intérêts ferait naître la communauté d’action.

L’Almanach se terminait par une chanson que nous avait envoyée notre ami alsacien Charles Keller. Cette chanson, que l’auteur avait intitulée Le Droit du Travailleur, mais que nous appelâmes d’abord familièrement l’Alsacienne, et qui plus tard, après que les ouvriers du Jura l’eurent adoptée comme leur Marseillaise, fut baptisée la Jurassienne, a pour refrain ces deux vers qui ont fait le tour du monde :


Ouvrier, prends la machine !
Prends la terre, paysan[1] !


Je n’en reproduis pas ici les cinq couplets, on les trouvera partout.

Il fallait une mélodie aux strophes de Keller. Un matin de janvier ou de fé-

  1. Charles Keller m’a raconté qu’en 1869 ou 1870, à Paris, il avait communiqué à Aristide Rey son refrain, déjà composé. Rey fit des objections ; il trouvait l’idée mal exprimée ; car dans sa pensée il s’agissait tout simplement de justice distributive : « À chacun le sien », et il proposait à Keller de dire :
    À l’ouvrier la machine.
    Et la terre au paysan.

    Keller, heureusement, ne se laissa pas persuader. L’excellent Rey, conseiller peu judicieux, ou ami timoré, voulait, tout simplement, supprimer le mot qui donne au refrain sa force, et qui est à lui seul tout un programme, l’éloquent monosyllabe : Prends.