Page:James Guillaume - L'Internationale, III et IV.djvu/264

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Le lendemain 26, Bakounine parlait pour Berne ; il y resta neuf jours, à l’hôtel du Lion, et y vit entre autres Schenk, membre du Conseil fédéral suisse, duquel il accepta une invitation à sa maison de campagne à Twann, sur les bords du lac de Bienne (3 octobre). Le 5 octobre il quitta Berne, et il arriva le 7 au matin à Lugano, où il fut reçu par le vieux Xavier Kwiatkowski, Mme Antonia et Mme Sophie Lossowska ; le journal dit : « Mercredi 7. Arrivé à Lugano deux heures et demie nuit. Rencontré par papa Saveria. Antonie et Sophie m’attendent avec le thé, Carluccio et Bomba [la petite Sophie] aussi. Chambre magnifique ; amitié chaude et sincère. Après dîner avec Saverio à Lugano. Soir, whist, préférence[1]. »

Le refroidissement qui avait éloigné Bakounine de Ross et de Cafiero ne fut que momentané. Si, le 21 octobre 1874, Bakounine écrivit de Lugano à Ross une lettre où se manifeste en termes très durs sa rancune[2], il ne persista pas dans ces sentiments : au cours de l’année 1875 les rapports amicaux se rétablirent, comme on le verra, entre le vieux révolutionnaire et son jeune disciple, qui lui rendit plusieurs fois visite. En septembre 1875, Bakounine et Cafiero se rapprochèrent également, et le souvenir du différend de 1874 fut effacé.

Mais entre Bakounine et les Jurassiens les anciennes relations ne furent pas renouées ; l’occasion ne se présenta ni pour lui ni pour nous de rentrer en correspondance, et je ne reçus plus qu’indirectement des nouvelles de notre vieux Michel.

Ce qui s’était passé à Neuchâtel le 25 septembre 1874 resta ignoré de tous ceux qui n’avaient pas fait partie de notre intimité révolutionnaire. Nous en instruisîmes nos amis d’Espagne et de France ; mais nos camarades des Sections jurassiennes ne s’en doutèrent jamais ; nous n’en dîmes rien, par exemple, à Élisée Reclus, pour qui nous avions tant d’estime et d’affection. Cafiero, lui aussi, se montra d’une discrétion si stricte, même envers sa femme, que celle-ci a ignoré jusqu’en 1907 le refroidissement qui s’était produit entre son mari et Bakounine en 1874 : c’est moi qui le lui ai appris cette année-là. De son côté, Bakounine ne laissa rien deviner de ce qui s’était passé à ceux qui n’étaient pas de notre cercle révolutionnaire intime, même à ses deux vieux confidents de Berne, Adolphe Vogt et Adolphe Reichel : aussi, au lendemain de sa mort, fut-ce à moi que Vogt et Reichel remirent les quelques papiers qui

  1. Nom donné en Russie à un jeu de cartes qui diffère du whist.
  2. Cette lettre a été publiée par Dragomanof dans la Correspondance de Bakounine, Dragomanof dit qu’il la publie « d’après une copie transmise personnellement par Bakounine à A. V. W. ». Comme Mme Alexandrine Vasilevna Weber ne fit la connaissance de Bakounine qu’au printemps de 1876, c’est-à-dire à un moment où la réconciliation de celui-ci avec Ross était depuis longtemps un fait accompli, la remise à cette dame d’une copie de la lettre écrite à Ross, dix-huit mois auparavant, dans un moment d’irritation, eût été, de la part de Bakounine, un procédé de la plus noire duplicité. Mais ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées. Bakounine n’a rien remis à Mme Weber, et ne lui a jamais parlé de Ross. C’est après la mort de Bakounine, lorsque Mme Weber, sur la demande de Mme Bakounine, procéda au triage d’une partie des manuscrits du défunt, qu’elle trouva, dans ces papiers, la minute de la lettre à Ross. Dans une lettre que Mme A. V. W. m’a écrite le 15 janvier 1908 au sujet de ce passage du livre de Dragomanof, elle dit : « C’est une erreur de mon ami Dragomanof, explicable par la hâte avec laquelle il travaillait dans les derniers mois de sa vie. Du reste, la copie de la lettre en question lui ayant été remise par moi à Genève avant 1887, il a pu oublier ce que je lui avais dit. J’affirme donc que j’ai trouvé le brouillon de la lettre à Ross dans les papiers de Bakounine après sa mort, et que j’en ai pris une copie avec la permission de Mme Bakounine. » — Dragomanof, à la suite du passage dont je viens de montrer l’inexactitude, a encore écrit ceci : « Nous avons vu encore une autre copie de cette lettre. Il paraît que Bakounine s’appliquait à les répandre dans un certain milieu. » Or cette « autre copie » avait la même origine que la première, et provenait aussi d’une communication de Mme Weber (ainsi que celle-ci me l’a déclaré) ; par conséquent, cette assertion que Bakounine s’appliquait « à répandre des copies de sa lettre à Ross dans un certain milieu » n’a pas le moindre fondement.