Page:James Guillaume - L'Internationale, III et IV.djvu/280

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pourra faire parvenir l’argent aux déportés par l’entremise d’un compagnon de Londres. » Le Bulletin du 1er novembre 1874 publia l’entrefilet suivant : « La Section du Locle propose l’établissement d’une souscription permanente dans toutes les sections en faveur des déportés de la Nouvelle-Calédonie. Les fonds recueillis seraient transmis tous les mois à un comité siégeant à Londres et composé d’hommes de toute confiance appartenant à la proscription communaliste : ce comité possède des moyens sûrs de faire parvenir les secours à destination. » La proposition du Locle fut aussitôt adoptée, et elle trouva de l’écho jusqu’en Italie ; dans sa correspondance adressée au Bulletin (numéro du 29 novembre 1874), Cafiero écrivit : « J’ai le plaisir de vous communiquer une bonne nouvelle : la souscription proposée en faveur des déportés de la Nouvelle-Calédonie a été accueillie en Italie avec une grande sympathie ; de toutes parts afflue l’obole du pauvre ouvrier, prouvant une fois de plus qu’en Italie le socialisme a des racines profondes et une organisation solide[1]. » Le comité de la souscription italienne fit parvenir en décembre au comité fédéral jurassien, pour être transmis à qui de droit, un premier envoi de cent francs (Bulletin du 27 décembre 1874).


Aussitôt après son installation à Lugano, Bakounine avait cherché de la société. Il se lia avec un membre de la Commune de Paris, Arthur Arnould[2], le seul Français qui habitât alors la petite ville (Élisée Reclus ayant quitté le Tessin au printemps de 1874). Il rencontra également Lodovico Nabruzzi, fixé à Lugano depuis son expulsion de la Baronata, et se rapprocha de lui. Enfin il fit la connaissance d’un professeur italien, affilié au parti mazzinien, Ippolito Pederzolli, qui devint l’un de ses familiers[3].

Il s’était très promptement accommodé de sa nouvelle existence, et recommençait à former des projets, escomptant la fortune qui, pensait-il, allait lui arriver de Russie grâce à Mme Sophie Lossowska. Sa femme dit de lui, dans une lettre du 10 novembre 1874 : « Michel est toujours le même, prenant les airs d’un homme sérieux, et étant toujours un impitoyable enfant ». On décida d’organiser une grande fête pour le 20 novembre, qui correspondait à la Saint-Michel dans le calendrier orthodoxe (8 novembre) ; une lettre de Mme Bakounine (en italien) la raconte : il s’y trouva beaucoup d’invités, entre autres le vieux Carlo Bellerio et son fils Emilio, venus exprès de Locarno, « qui se montrèrent des admirateurs enthousiastes des dames Sophie et Antonie » ; Bakounine avait voulu, par une « hospitalité royale », prouver « que la Baronata ne lui manquait pas du tout (che la Baronata non gli manca affatto) » ; dans un entretien particulier avec Mme Bakounine, Emilio Bellerio promit à celle-ci, sur sa demande, de dissuader son mari de contracter un emprunt auprès de Cafiero (comme il persistait à en manifester l’intention), et de lui faire comprendre que ce serait contraire à sa dignité après l’affaire de la Baronata ; « car Michel Bakounine est si ingénu qu’il faut quelquefois le traiter comme un enfant (visto che M. B. per la sua ingenuita dove alle volte trattarsi come un bambino[4]) ».

  1. Notre camarade Lucien Pilet (guillocheur, membre de la Fédération jurassienne, Section de Sonvillier, émigré en Amérique) avait de son propre mouvement, et sans savoir ce que nous faisions, ouvert à Boston une souscription pour le même objet et avait recueilli une somme de 45 dollars (Bulletin du 8 novembre 1874).
  2. Arthur Arnould a publié il y a dix-huit ans, à Paris, dans la Nouvelle Revue (numéro du 1er août 1891), des souvenirs sur Bakounine (signés de son pseudonyme littéraire A. Malthey). Le portrait est un peu poussé à la charge ; néanmoins on peut, je crois, accepter comme véridiques, dans l’ensemble, les détails d’observation narrés par Arnould, qui d’ailleurs manifeste à l’égard de Bakounine une sincère sympathie.
  3. Pederzolli disait à Nettlau (en 1894), en parlant de Bakounine, que c’était « un enfant, un sauvage et un savant à la fois ».
  4. Il y avait — on a déjà pu s’en apercevoir — une grande distance, au point de vue intellectuel, entre Bakounine et la femme à laquelle il avait donné son nom ; leurs caractères étaient l’opposé l’un de l’autre, et chacun d’eux menait de son côté une existence à part. J’ai déjà cité (p. 203) le portrait qu’a fait de Mme Bakounine Arthur Arnould. Elle traitait assez cavalièrement les idées de son mari, et parfois son mari lui-même, comme le montrent diverses anecdotes narrées par Mme Alexandrine Weber, qui a publié en 1907, dans la revue russe Byloé, sous le pseudonyme de « A. Bauler », des souvenirs personnels fort intéressants. De son côté, Bakounine tenait en médiocre estime le jugement de sa femme : « Un jour, — raconte Mme A. Bauler, — elle avait émis une opinion défavorable au sujet d’un révolutionnaire russe ; Michel Alexandrovitch l’interrompit brusquement en lui disant qu’elle n’y comprenait rien, et, s’adressant à moi, ajouta : « Antonia Xavérevna, de toute sa vie, n’a lu un livre sérieux » ; puis, se reprenant : « Ou plutôt, le seul livre sérieux qu’elle ait lu, ce sont les Causes célèbres, et encore c’était à cause des images ». À des sorties de ce genre, Mme Bakounine paraissait ne prêter aucune attention ; elle redressait sa tête finement sculptée, — était-ce dédain ou indifférence ? — regardait de côté, et ne répondait rien. »