Page:James Guillaume - L'Internationale, III et IV.djvu/409

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bah ! J’ai vécu toujours d’une façon désordonnée — eh bien ! on dira de moi : Sa vie était désordonnée, mais sa mort très ordonnée (Man soll sagen : Unordentlich gelebt, aber ordentlich gestorben ! »). Après cela je l’invitai à prendre le thé chez moi, ce qu’il fit volontiers et me suivit à notre demeure qui se trouve à peu près mille pas éloignée de la sienne. Aimant beaucoup la musique, il en demanda et on lui jouait quelques morceaux d’un trio, qu’il entendait attentivement malgré des douleurs qui ne le laissaient pas en place. Cependant déjà avant la troisième partie il disait : « C’est assez ! je souffre trop, je veux m’en aller et me coucher ». C’était son dernier séjour chez moi.

Le lendemain le 15 juin a eu lieu l’opération, c’est-à-dire la visitation de la vessie par la sonde. Lui-même soupçonnait d’avoir la pierre, mais le médecin, après avoir trois fois appliqué la sonde, a déclaré la maladie comme je vous l’indiquai plus haut. Je ne pus le voir que le soir en rentrant de mes occupations, et je le trouvai content et fier de sa nouvelle machine. Comme lecture il avait demandé un volume de la philosophie de Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung. Nous parlâmes là-dessus, et il me faisait la remarque bien juste, que toute notre philosophie part d’une base fausse, c’est qu’elle commence toujours à prendre l’homme comme individu et non, comme il faudrait, comme un être appartenant à une collectivité ; de là la plupart des erreurs philosophiques qui aboutissent ou à un bonheur aux nuages ou à un pessimisme comme Schopenhauer et Hartmann. Il serait trop long de vous redire toute notre conversation, mais ce jour-là Bakounine parla encore d’une clarté et d’une verve comme dans ses beaux jours...

Mercredi le 21 nous causâmes encore assez librement[1] ensemble ; et, en nous rappelant de beaucoup de faits de notre vie commune, et des personnes que nous avions rencontrées, je lui dis en passant : « C’est cependant dommage, Bakounine, que tu n’as jamais trouvé le temps d’écrire tes mémoires. — Pour qui veux-tu que je devrais les avoir écrits ? » était sa réponse. « Il ne vaut pas la peine d’ouvrir la bouche. Aujourd’hui les peuples de toutes les nations ont perdu l’instinct de la révolution. Ils sont tous trop contents de leur situation, et la crainte de perdre encore ce qu’ils ont les fait inoffensifs et inertes. Non, si encore je retrouve un peu de santé, je voudrais écrire une Éthique basée sur les principes du collectivisme[2], sans phrases philosophiques ou religieuses. »

Jeudi le 22, je le trouvai sur le canapé, et quand je lui demandai comment il allait, il me répondit : « Je suis stupide ». Je remarquai bientôt qu’une espèce de torpeur s’était emparée de lui...

Samedi (le 24) je ne pouvais pas le voir. Il fit prier ma femme de venir chez lui pour écrire sous sa dictée une lettre à sa famille à Lugano. Ma femme m’a raconté qu’elle l’avait trouvé en toute connaissance. Il lui a dicté la lettre en russe[3] en lui recommandant chaque virgule, chaque point. Dans cette lettre il exprimait l’espoir de revenir à Lugano dans quinze

  1. Reichel veut dire que Bakounine avait le cerveau encore assez libre.
  2. Collectivisme, dans la bouche de Bakounine, signifiait, on le sait, « communisme non-autoritaire ».
  3. Mme Marie Reichel était Russe.