Page:James Guillaume - L'Internationale, III et IV.djvu/411

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

beaucoup plus tranquille et les traits de sa figure meilleurs. À onze heures M. Vogt était chez lui, et à midi moins 4 minutes il respirait pour la dernière fois ! On peut dire qu’il n’a pas eu ce qu’on nomme l’agonie...


Le 7 juillet.

... Je ne puis dire autrement que : Bakounine est mort comme il a vécu, en homme entier. Comme dans toute sa vie il s’est montré tel qu’il était, sans phrases et sans simulation, il s’en est allé aussi en toute connaissance de lui et de sa position. Au total, il me paraissait fatigué de la vie. Il a bien jugé le monde d’aujourd’hui, et, en sentant que le matériel nécessaire pour son espèce de travail lui manquait, il a sans regret fermé les yeux. C’est possible même qu’il a voulu mourir, malgré qu’il n’a jamais laissé échapper un mot qui indiquait cela.

... Il est mort auprès de ses deux amis personnels, M. Vogt et moi ; nous nous connaissions depuis plus de trente ans. Ni soins ni aide ne lui ont manqué. Un seul reproche peut tomber sur nous, c’est de ne pas avoir averti plus tôt la famille, et Mme  Bakounine, qui depuis hier est ici, a été douloureusement frappée de cela[1]. Nous avons pour excuse seulement à dire, que nous-mêmes nous étions surpris par la rapidité avec laquelle la mort s’avançait dans les derniers jours, et que le défunt n’avait jamais laissé tomber un mot sur sa famille[2].

... En finissant ces lignes, je ne puis m’empêcher de vous tendre la main au nom de l’intérêt que vous portez à notre ami commun. On aime à dire que la mort désunit. Moi j’ai trouva toujours le contraire. C’est la vie qui désunit, pendant que la mort réconcilie tout et unit même ceux qui survivent[3]. Prenez donc, cher Monsieur, ces mots assez mal exprimés avec la même bienveillance comme ils sont écrits, et, si vous me vouliez rendre un service, faites-les parvenir à Monsieur Guillaume. De tous les

  1. « Frappée » est mis pour « affectée ». — Le voyage de Mme  Bakounine à Rome avait été tenu secret, je ne sais pas au juste pour quelle raison. Elle était censée se trouver à Como ; son père et sa mère s’étaient rendus dans cette ville pour y attendre son retour, tandis que Mme  Lossowska restait à Lugano avec les enfants. Lorsque la nouvelle de la mort de Bakounine arriva de Berne à Lugano, Pederzolli télégraphia le 1er juillet à 3 h. 40, à Mme  Bakounine à Como, poste restante, que son mari était mort à midi. Un télégramme signée Xavier [Lossowski] répondit que le jeudi 29 juin Mme  Bakounine avait quitté Rome pour venir à Como, et qu’il était impossible de communiquer avec elle avant son arrivée. Elle n’était toutefois pas encore partie, car elle télégraphia de Rome à son père qu’elle arriverait à Como le 3 juillet, qu’elle était résolue à aller à Berne, et qu’il ne fallait remettre les papiers de Bakounine à personne. Elle télégraphia ensuite à Vogt : « Suis en route. Si vrai malheur, confie votre amitié retarder enterrement jusqu’à mon arrivée. » Elle n’arriva à Berne que le 6, trois jours après les obsèques. Son entrevue avec les deux vieux amis de Bakounine manqua de cordialité. Quelques jours plus tard, Mme  Adolphe Vogt me dit : « Dans une poche du vêtement de Bakounine se trouvait un carnet ; nous n’avons pas jugé qu’il appartînt à sa veuve ; le voici ; » et elle me la remit. Ce carnet ne contenait que quelques notes insignifiantes ; il a été brûlé en 1898, en même temps que la lettre des 28 et 29 juillet 1874.
  2. Reichel veut dire que, bien que Bakounine eût dicté le 24 juin à Mme  Reichel une lettre « à sa famille a Lugano », il n’avait jamais parlé à ses amis de Berne de cette famille.
  3. Ces lignes disent assez clairement que Reichel et Vogt, pour un motif d’ordre privé, n’avaient eu jusqu’alors pour Gambuzzi que des sentiments plutôt hostiles.