Page:James Guillaume - L'Internationale, III et IV.djvu/517

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Pendant les mois d’hiver de 1877, une vie très intense continua de se manifester dans les sections de la Fédération jurassienne.

À Porrentruy, un petit groupe de militants, dont j’avais fait la connaissance à la fin de 1872 déjà, à l’occasion d’un voyage dans cette ville, voulait organiser une réunion de propagande : il m’adressa un appel, ainsi qu’à Adhémar Schwitzguébel et à Paul Brousse, et nous acceptâmes de nous rendre tous les trois dans le pays d’Ajoie[1]. On convoqua une grande assemblée populaire pour le dimanche 7 janvier, à deux heures après midi, dans la salle du Tirage, avec cet ordre du jour : « Exposé des principes socialistes » ; les journaux annoncèrent que « amis et adversaires étaient invités à cette réunion ». Nous nous donnâmes rendez-vous, Adhémar, Brousse et moi, le samedi à Sonceboz, pour aller d’abord, par la voie ferrée récemment ouverte, à Moutier : dans ce grand village horloger, il y avait eu autrefois une Section de l’Internationale, qui avait fait partie de la Fédération jurassienne, mais qui depuis la fin de 1873 avait cessé d’exister ; nous voulions profiter de l’occasion pour essayer de ranimer un peu l’ardeur socialiste de ces ouvriers, isolés dans leur étroit vallon de montagnes, entre deux gigantesques « cluses », et nous avions annoncé pour le samedi soir 6 janvier une réunion publique. Le Bulletin du 14 janvier mentionne notre passage à Moutier en ces termes : « La veille du meeting de Porrentruy a eu lieu à Moutier, à la maison d’école, une réunion assez nombreuse. Brousse, Guillaume et Schwitzguébel y ont exposé le programme de l’Internationale, et ont été écoutés avec sympathie. Il y a eu ensuite soirée familière à la Société de consommation. » Le résultat de notre visite fut la reconstitution d’une section à Moutier.

Le dimanche matin, le chemin de fer nous conduisit à Delémont, où nous prîmes la diligence pour Porrentruy ; je me rappelle comment, par une belle et claire matinée d’hiver, nous montâmes à pied, pour soulager les chevaux, la longue et rude côte sur la pente de laquelle la route s’élève dans la direction du nord-ouest. À Porrentruy, nous déjeunâmes chez le communard Rougeot, qui, marié avec une indigène, était fixé depuis trois ou quatre ans dans ce pays, et qui nous fit fête. À deux heures, nous nous rendîmes au « Tirage », dont la grande salle était déjà remplie d’une foule compacte, ouvriers et bourgeois mêlés ; les « adversaires » étaient représentés par M. Friche, directeur de l’école normale, et par un avocat, M. Dupasquier. J’eus le plaisir de retrouver là un camarade que j’avais bien connu au Locle, un républicain socialiste français, Georges Plumez, ouvrier faiseur d’échappements, travailleur sérieux, bon père de famille ; émigré du Locle à Porrentruy, il s’était laissé élire, dans cette petite ville, membre du Conseil communal : ce fut lui que nous choisîmes pour présider l’assemblée. Le meeting fut tout à fait amusant : Brousse était en verve ; nos contradicteurs, Friche et Dupasquier, étaient d’une naïveté si diverissante qu’ils semblaient le faire exprès ; nous n’eûmes pas de peine à bousculer leur pauvre argumentation et à mettre les rieurs de notre côté. Je transcris ce qui suit du compte-rendu du Bulletin :


Les socialistes qui ont pris la parole n’ont guère rencontré de contradicteurs sérieux. Mentionnons cependant M. Friche, moins pour la valeur des arguments dont il s’est servi qu’à cause de la position qu’il occupe à Porrentruy, où il remplit les fonctions officielles de directeur de l’école normale, et les fonctions non officielles d’apôtre ou de « grand-prêtre » du catholicisme libéral. Ce grand-prêtre, interrogé publiquement sur ses croyances religieuses, a répondu qu’il n’admettait ni l’inspiration des Saintes-Écritures, ni même la divinité de Jésus-Christ. Il n’en persiste pas moins à aller à la messe, et à vouloir y faire aller les autres. Voilà la logique de certains libéraux !

  1. Nom de la région dont Porrentruy est le centre.