Page:James Guillaume - L'Internationale, III et IV.djvu/644

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l’une de celles qu’il importait de placer à l’ordre du jour du Congrès de Gand, on s’était fait de ce Congrès une idée bien différente ; on se le figurait comme une réunion à laquelle accourraient de l’Europe entière des représentants de toutes les organisations ouvrières quelles qu’elles fussent, et on pouvait s’attendre à ce que, parmi ces représentants, il se trouverait de nombreux défenseurs de la propriété individuelle. Dans cette perspective, il avait paru important de s’expliquer avant tout sur la question de la propriété, qui pouvait, mieux que toute autre, servir de pierre de touche pour se reconnaître de part et d’autre. Mais maintenant les choses se présentaient de manière bien différente : les seuls qui eussent répondu à l’appel des socialistes belges étaient des hommes dont l’opinion était déjà connue comme favorable à la propriété collective ; les organisations dont l’opinion, sur ce point, eût pu être douteuse ou hostile, n’avaient point envoyé de délégués au Congrès : en sorte que celui-ci formait, non plus une réunion représentant réellement l’ensemble du mouvement ouvrier avec toutes ses diversités de tendances et de principes, mais seulement une réunion de partisans de la propriété collective, divisés néanmoins entre eux sur un point important, les uns étant des autoritaires, c’est-à-dire des communistes d’État, les autres des anti-autoritaires, c’est-à-dire des collectivistes, ou autrement dit des communistes anarchistes (fédéralistes).

Les choses étant ainsi, la discussion sur la propriété ne pouvait offrir l’intérêt qu’elle eût présenté si le Congrès eût compté parmi ses membres des partisans de la propriété individuelle. Néanmoins quelques explications assez importantes pouvaient être et furent en effet échangées entre les communistes et les collectivistes, non sur la question de la propriété elle-même, mais sur le mode d’organisation de la propriété commune ou collective. Dans la séance du matin, Greulich et De Paepe, d’un côté, Guillaume et Brousse de l’autre, exposèrent leur manière de voir à ce sujet.


Greulich et De Paepe soutinrent que la propriété devait rentrer tout entière aux mains de l’État ; mais ils représentèrent cette transformation comme ne pouvant s’opérer que lentement, par une série de réformes législatives dont le résultat serait de transformer, au bout de quelques siècles, la société bourgeoise en société communiste (toutefois De Paepe admettait aussi, parmi les éventualités possibles, la transformation par voie de révolution). Parmi les mesures propres à opérer cette transformation, De Paepe rangeait même la participation des ouvriers aux bénéfices, si cette participation se généralisait et était pratiquée loyalement.

Greulich, développant son point de vue, dit que le capital devait appartenir à l’État, c’est-à-dire à l’ensemble ou à la communauté (Gesammtheit), parce que c’est le seul moyen de supprimer le salariat, et de régler d’une manière normale la production ; si les instruments de travail étaient la propriété, non de l’ensemble, mais des groupes de producteurs, cela constituerait un monopole au profit de ces groupes : on aurait rétabli quelque chose de semblable aux anciennes corporations, au détriment des consommateurs. Il faut qu’il existe, au-dessus des intérêts particuliers des individus et des groupes, un représentant de l’intérêt général : ce représentant, c’est l’État, qui, pour pouvoir intervenir dans les conflits possibles entre les intérêts spéciaux, doit être armé de ces mêmes moyens coercitifs (Machtmittel) qu’il possède aujourd’hui. Sans cela, et avec l’autonomie des groupes, on n’aboutirait qu’à une société où, comme à présent, chacun tirerait de son côté, où aucune solidarité n’existerait ; un groupe dirait aux autres : « Vous voulez faire une statistique générale pour régler la production ? mais moi je me moque de votre statistique, je n’en veux pas ».