Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/135

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lut un passage que je trouvai fort beau, et que je témoignai le désir de publier dans le Progrès. L'agitation commencée par Buisson avait gagné à la fois en étendue et en profondeur ; l'Église orthodoxe se sentait sérieusement menacée, et ses adversaires songeaient à organiser contre elle une campagne qui, bien menée, aboutirait à la destruction de l'édifice calviniste et émanciperait les esprits de la domination du dogme protestant, comme la révolte contre le papisme, au seizième siècle, les avait émancipés de la domination de Rome. À titre d'auxiliaires dans cette bataille, Buisson avait appelé à lui des orateurs connus pour la part qu'ils avaient déjà prise aux luttes engagées dans l'Église réformée de France, Athanase Coquerel, Félix Pécaut, Albert Réville, Jules Steeg, etc. ; et j'appris que dès le lendemain, lundi, arriverait à Neuchâtel Félix Pécaut, qui devait faire, dans un temple, une série de conférences.

C'était un collègue de Buisson à l'Académie de Neuchâtel, Auguste Jaccard, professeur de géologie, — et en même temps patron guillocheur au Locle[1], où il habitait la même maison que moi, — qui avait été chargé de demander à la municipalité du Locle l'autorisation de faire usage du temple pour la nouvelle conférence de Buisson. Mais Jaccard, qui se rattachait au parti royaliste et orthodoxe, n'avait accepté ce mandat qu'à contre-cœur et s'en acquitta sans zèle. Je le vis le lundi 25 ; il m'annonça que le vice-président de la municipalité, M. Jeanneret-Virchaux, auquel il s'était adressé, lui avait fait une réponse négative. Jaccard paraissant décidé à en rester là, je dus, bien malgré moi, me substituer à lui. J'allai sur-le-champ trouver le vice-président, et comme il me demanda de formuler ma demande par écrit, je la rédigeai dans son bureau ; je chargeai en outre un de mes amis, membre du Conseil général, de faire le même soir une interpellation dans l'assemblée municipale. Après deux jours d'hésitation, M. Jeanneret-Virchaux me répondit que le Conseil municipal n'était pas compétent, et qu'il fallait m'adresser aux pasteurs. Le jour même (mercredi 27), je me rendis chez le pasteur Verdan, et nous passâmes deux heures à discuter, en termes d'ailleurs très courtois ; il me promit qu'il s'entretiendrait de la question avec ses collègues, et qu'il m'enverrait le plus tôt possible une réponse écrite ; il ajouta en même temps qu'il lui paraissait que la commune bourgeoise[2], propriétaire du temple, était la seule autorité qui eût vraiment qualité pour en disposer. Voulant épuiser toutes les instances, je m'empressai d'écrire au président du Conseil communal, pour solliciter de lui l'autorisation nécessaire.

Pendant que j'étais chez le pasteur Verdan, Félix Pécaut montait en chaire à Neuchâtel, et prononçait un discours qui fit une profonde impression sur ses auditeurs. On fut stupéfait d'entendre un ecclésiastique s'élever contre le miracle et revendiquer les droits de la libre conscience. Mon père m'écrivit le lendemain une lettre dont je détachai, pour le reproduire dans le Progrès, le passage suivant, qui m'avait paru intéressant :


M. Félix Pécaut, ancien pasteur de l'Église réformée de France, a commencé hier au Temple du Bas, devant un auditoire de près de deux mille personnes, une série de conférences sur la religion du miracle et de l'autorité et la religion de la libre conscience.

M. Pécaut, l'un des représentants les plus honorés du protestantisme libéral, n'a pas hésité, quoique d'une faible santé, à répondre à l'appel qui lui a été adressé de Neuchâtel, et, parti du pied des

  1. Auguste Jaccard, un autodidacte qui avait appris la géologie en recueillant des fossiles dans ses promenades, avait été choisi comme suppléant de Desor dans la chaire de géologie ; mais il avait continué à exercer sa profession manuelle.
  2. À côté de la « commune des habitants, » composée de tous les électeurs municipaux, il y a en Suisse la « commune bourgeoise », corporation fermée, dont ne font partie que les « communiers », c'est-à-dire les co-propriétaires du domaine communal.