Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/244

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supporter un gamin faussement exalté, phraseur sans vergogne, et infatué de lui-même. Il en est sans doute de ses rapports avec Tchernychevsky comme de ses prétendus rapports amicaux avec Serno-Soloviévitch. Vous avez entendu parler du discours qu’il a prononcé à l’inauguration du monument élevé sur la tombe de Serno[1] : il parla de leur amitié, de leur sympathie mutuelle. Le fait est que Serno avait un dégoût profond pour Outine ; ; il ne parlait jamais de lui qu’avec mépris. « Si quelqu’un m’a fait prendre le mot de révolution en horreur, me dit-il une fois, c’est Outine. »


Outine émigra en 1863 : « les persécutions avaient commencé, et ce n’est pas un homme à affronter les dangers ; il ne les aime qu’en idée et de loin ». Il vécut en Angleterre, et plus tard en Suisse, où il s’attacha pendant un certain temps, en 1868, à la personne de Bakounine : mais celui-ci l’éconduisit bientôt ; « il y avait incompatibilité absolue, non d’idées, — car, à proprement parler, Outine n’en avait point, — mais d’humeur, de tempérament, de but ». Au Congrès de la paix et de la liberté, à Berne, la rupture fut consommée :


Lorsque mes amis et moi, ayant décidé de sortir de la Ligue, nous nous réunîmes pour tenir conseil sur la ligne que nous devions suivre, Outine, sans être invité, se présenta parmi nous. Je le priai de se retirer, en lui disant que nous voulions rester seuls. Vous pouvez imaginer sa fureur. Le soir même nous fondâmes l’Alliance, et vous concevez qu’il devait en devenir l’ennemi acharné.

… Dans l’été de 1869, dans deux proclamations russes, l’une signée de mon nom, traduite et publiée dans la Liberté de Bruxelles (Quelques paroles à mes jeunes frères de Russie), l’autre anonyme, j’attaquai les idées ou plutôt les phrases ridicules de son journal russe, ce qui naturellement n’augmenta pas son amitié pour moi. Je suis certain qu’on n’a jamais détesté un homme plus qu’il ne m’a détesté.


Les deux principaux moyens d’action d’Outine, c’était le mensonge, d’abord, et l’argent ensuite, les quinze mille francs de rente que ce « Rothschild » devait au commerce paternel. Il disposait d’un troisième moyen encore, qui n’était pas à dédaigner : les influences féminines. Bakounine parle avec une verve gouailleuse du rôle joué par les admiratrices de ce « Macchabée de l’Internationale » :


Outine doit un fameux cierge aux dames russes de son petit cénacle. Elles sont à genoux devant lui, admirent son dévouement, son héroïsme et ses phrases ; et il se démène et s’égosille glorieusement devant elles, comme un coq dans son poulailler. Il a su les transformer en autant de propagandistes et d’intrigantes pour son compte. Elles chantent partout ses vertus, et, sans vergogne comme lui, elles calomnient tous ceux qui osent lui déplaire. Je suis devenu naturellement leur bête noire. Au Congrès de Bâle, où, entouré de ses femmes, il était venu jouer le rôle de public, ces dames, dirigées par le grand tacticien, s’étaient partagé les rôles. Les délégués anglais, qui leur parurent probablement les plus sots, et qui avaient aux yeux d’Outine le mérite d’être plus ou moins des amis de Marx et en même temps des membres du Conseil général, devinrent spécialement les objets de leurs prévenances et de leurs coquetteries.

  1. Voir plus loin, p. 252.