Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/380

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si on veut bien regarder au fond des choses, on peut en dire autant de la plupart de ceux qui, dans l'Internationale, veulent encore participer au mouvement politique : tous nous jugeons de même la valeur de la politique bourgeoise, tous nous avons le sentiment de son néant ; nous différons seulement sur une question de tactique.


Deux mois plus tard, nous pouvions constater que certains socialistes allemands se trouvaient en conformité d'opinion avec nous plus encore que nous ne l'avions supposé. Les démocrates socialistes de Barmen-Elberfeld publièrent en août des observations sur certaines des résolutions du Congrès de Stuttgart, observations qui parurent dans le Volksstaat du 27 août. On y lisait : « Sur la résolution II, concernant la politique, nous remarquons que, puisque nous avons déclaré que le Reichstag n'était qu'une comédie, ce serait également une pure comédie que de participer aux élections pour y envoyer des députés, et de mésuser ainsi du suffrage universel pour la nomination d'un corps aussi anti-démocratique. Nous ne comprenons pas non plus quels sont les candidats que nous pourrions reconnaître pour de vrais candidats ouvriers, en dehors de notre parti. »


Cependant le Conseil général de Londres continuait à observer à notre égard un silence qui finit par nous sembler singulier ; et lorsque nous vîmes que l’Égalité (numéros des 14, 21 et 28 mai) publiait des communications qui, à nous, ne nous étaient pas envoyées, je me décidai, comme on l'a vu par ma lettre à Joukovsky (p. 40), à écrire à Jung, le 30 mai, pour lui demander des explications. Il me répondit, dans les premiers jours de juin, par une lettre fort longue, écrite sur un ton amical, lettre qui a été reproduite in-extenso dans le Mémoire de la Fédération jurassienne (p. 134), et dont je me borne à donner ici les passages principaux :


En réponse à votre excellente lettre du 30 mai, je vous dirai que je n'ai pas envoyé les résolutions en question au Comité siégeant à la Chaux-de-Fonds : cela pour différentes raisons ; d'abord nous n'avons pas reçu de lettre officielle nous annonçant l'existence de ce Comité[1] ; et ensuite, le Conseil général n'ayant pas prononcé sur le regrettable événement du Congrès de la Chaux-de-Fonds, il me siérait mal de me mettre officiellement en rapport avec un Comité qui n'a pas annoncé son existence et qui n'est pas reconnu par le Conseil général.

Jusqu'à ce jour je n'ai pas reçu de réponse à la lettre que je vous ai envoyée immédiatement après le Congrès de la Chaux de-Fonds ; il est vrai que vous m'en avez accusé réception[2] mais depuis lors je n'ai rien reçu ; le Conseil a agi avec vous comme avec les Genevois : il a gardé le statu quo ; toutes mes communications ont été envoyées à l'ancien secrétaire (H. Perret) de l'ancien Comité[3] ; le Conseil ne

  1. Jung se trompe ; mais, s'il affirme que le Conseil général n'a pas reçu de lettre officielle de notre Comité fédéral, c'est qu'il ignorait l'existence, qui lui avait été dissimulée, de la lettre du 7 avril, signée par Fritz Robert, dont j'ai parlé plus haut (p. 17). En 1872, dans le pamphlet Les prétendues scissions dans L'Internationale, p. 12, lignes 20-22, Marx reconnaît que cette lettre a été reçue : « À peine le Congrès romand était-il clos », dit-il, « que le nouveau Comité de la Chaux-de-Fonds en appelait à l'intervention du Conseil général, dans une lettre signée F. Robert, secrétaire ».
  2. Cet accusé de réception suffisait : c'était au Comité fédéral, à qui j'avais transmis la lettre, à répondre s'il le jugeait à propos. Mais le Comité ne voulut pas répondre à une lettre privée, et qui ne lui était pas adressée : il attendait une réponse officielle à sa lettre du 7 avril.
  3. Ce passage nous révèle le mystère d'une machination particulièrement jésuitique de la coterie marxiste. On avait imaginé, à Londres, pour se donner un air d'impartialité, d'affecter d'ignorer à la fois le nouveau Comité fédéral de la Chaux-de-Fonds et le nouveau Comité fédéral de Genève, et, comme dit Jung, de « garder le statu quo » en adressant la correspondance « à l'ancien secrétaire de l'ancien Comité », Comité qui n'existait plus. Mais, en s'abstenant de correspondre avec Jules Dutoit, le secrétaire du nouveau Comité fédéral de Genève, et en correspondant avec Henri Perret, considéré, par une fiction, comme exerçant encore les fonctions de secrétaire d'un Comité fédéral défunt, le Conseil général — tout en prétendant qu'il ne favorisait aucun des deux partis et qu'il tenait la balance égale entre eux — savait très bien que les lettres envoyées de Londres à Henri Perret étaient transmises par celui-ci à son compère Dutoit. et que par conséquent il correspondait en réalité avec le nouveau Comité de Genève. D'ailleurs on dédaigna bientôt de prolonger la comédie ; dès le mois de juin, Dutoit, l'homme de paille, fut éloigné, et Henri Perret, prenant sa place, cumula les fonctions de représentant du « statu quo », comme « ancien secrétaire de l'ancien Comité », et de représentant de la Fédération genevoise dissidente, comme nouveau secrétaire du nouveau Comité. À partir du 14 juin, c'est Henri Perret qui signe les circulaires du Comité fédéral de Genève (voir Égalité du 18 juin 1870). Dans toute cette affaire, Jung joua le rôle d'un instrument aveugle entre les mains de Marx : il ne devait ouvrir les yeux qu'en 1872, — mais alors il les ouvrit bien, et flétrit hautement les manœuvres dont il avait été longtemps la dupe.