Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/400

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C’est une mesure de prudence qui a son bon côté : il vaut toujours mieux tenir les belligérants le plus loin de soi possible.

Mais en même temps il faut bien se dire que cette guerre n’intéresse en rien nos libertés, qui ne sont aucunement menacées ; et nous croyons devoir mettre en garde les ouvriers appelés sous les armes contre les entraînements d’un enthousiasme irréfléchi.

Il en est, malheureusement, chez lesquels le seul bruit d’une fanfare belliqueuse suffit pour réveiller ce sentiment d’un patriotisme aveugle et fanatique, qu’on avait pu croire entièrement détruit. Il en est qui, dès qu’il s’agit de faire une promenade militaire, oublient tout, la misère, l’exploitation, les grèves, les chômages ; pour eux il n’y a plus de question sociale, il n’y a plus que la stupide gloriole militaire.

C’est contre ce déplorable entraînement qu’il faut réagir.

Restez calmes et réfléchis, ouvriers. Quel rapport y a-t-il entre vos intérêts et ceux de vos maîtres ? Une campagne sur le Rhin résoudra-t-elle la question sociale ? Rentrés dans vos foyers, ne serez-vous pas les mêmes exploités qu’hier ?

La bourgeoisie se frotte les mains, en pensant que tout ce bruit de guerre va faire diversion, et fera passer la question sociale à l’arrière-plan.

Déjouez ses calculs, en affirmant plus hautement que jamais qu’il n’y a, dans le monde civilisé, qu’une question à résoudre, qu’une lutte à soutenir : la question du travail, la lutte des exploités contre les exploiteurs.


Ce que disait la Solidarité se vérifia tout de suite : au nom des « intérêts supérieurs du pays », les « patriotes » suisses réussirent, grâce au prétexte que leur offrait la guerre, à « faire passer la question sociale à l’arrière-plan ». Il n’était plus admissible, déclarèrent-ils, qu’à un moment où la concorde s’imposait, des ouvriers persistassent à faire grève : la commission de direction de la grève du bâtiment, à Genève, décida (18 juillet) que le travail serait repris. « Grosselin et les meneurs de la fabrique s’écrièrent qu’en présence du danger de la patrie, tous les différends entre les citoyens devaient être oubliés, et qu’il fallait à tout prix en finir ; naturellement, pour arriver à ce résultat, ce furent les ouvriers qui durent céder, et non pas les patrons[1]. » Cependant il y eut des velléités de résistance aux injonctions de la commission, des actes d’indiscipline ; des querelles éclatèrent entre ceux qui voulaient rentrer dans les chantiers et ceux qui voulaient continuer la grève ; le 25 juillet, un gréviste fut tué d’un coup de couteau par un ouvrier qui avait repris le travail : le « patriotisme », employant de pareils arguments, finit par triompher de l’opposition des hommes clairvoyants que l’Égalité appelait des « alarmistes » et des « critiques extravagants ».

On sait qu’après la déclaration de guerre, le gouvernement impérial expulsa de France tous les Allemands. Beaucoup de ces malheureux — la plupart étaient des prolétaires — qu’on chassait brutalement se réfugièrent en Suisse, ou traversèrent la Suisse pour regagner leur pays ; on les accueillit avec toute la sympathie que méritait leur infortune. À Neuchâtel, nous allions à la gare attendre les trains qui amenaient les convois d’expulsés, pour leur distribuer des secours. Je me rappelle avoir donné l’hospitalité à un ouvrier tailleur arrivant de Paris avec sa femme et son petit enfant ; la pauvre ouvrière ne cessait de se lamenter, parce que sa machine à coudre avait disparu, et j’entends encore ma femme la consoler, tout en

  1. Mémoire de la Fédération jurassienne, p. 166.