Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/460

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Ce spectacle nous donna l’ineffaçable impression des atroces réalités de la guerre. Je vois encore les malheureux Français, lignards, zouaves, turcos, mobiles, dragons, descendant en une interminable colonne, incessamment renouvelée, la route des Terreaux, mornes, lamentables, affamés, écrasés de fatigue, les pieds presque toujours enveloppés de linges ou de paille. On ne pouvait pas, dans une ville de quinze mille habitants, loger trente à quarante mille hommes ; la troupe bivouaquait où elle pouvait ; la nuit venue, des soldats incapables de faire un pas de plus restaient affalés dans la rue, sur les trottoirs, grelottant ; j’en recueillis une trentaine, deux soirs de suite, dans le local de l’imprimerie ; pendant ce temps, certains jeunes officiers, des bonapartistes assurément, sans s’occuper de leurs hommes, s’attablaient dans les cafés, où la population, indignée, les huait. De toutes parts les habitants s’empressaient pour soigner les blessés, les éclopés aux pieds gelés, les malades, qu’on installa dans les écoles et dans un temple, transformés en infirmeries ; chacun leur apportait des provisions, des vêtements, du linge, des chaussures. Au bout de quelques jours, la plus grande partie de l’armée avait été disséminée en différentes régions de la Suisse, et il ne resta à Neuchâtel et aux environs que quelques milliers d’hommes. Ces pauvres gens avaient apporté avec eux toute sorte de maladies, entre autres la petite-vérole noire, qui sévit pendant plusieurs mois à Neuchâtel. Les membres de l’Internationale furent parmi les plus zélés à se dévouer comme infirmiers volontaires ; et quelques-uns d’entre eux, qui se trouvèrent avoir la vocation, se transformèrent pendant un certain temps en infirmiers professionnels, rétribués par la ville.

Le 3 février, écrivant à Joukovsky, je lui racontais la subite invasion de notre petite cité par cette armée en déroute, et la façon dont quelques-uns de nos camarades s’employaient à la fois, auprès des « bourbakis », aux soins matériels et à la propagande révolutionnaire : « Treyvaud, Bêtrix et d’autres font chaque nuit la soupe pour les blessés logés dans l’église ; ils en profitent pour leur distribuer des brochures socialistes, mais je crois bien que c’est peine perdue ». Dans la même lettre, je disais qu’on m’avait annoncé de Lyon, le 28 janvier, que Gaspard Blanc était toujours en prison (nous l’avions cru rendu à la liberté), mais que, néanmoins, je lui avais écrit une lettre qui lui serait remise, pour lui parler de la brochure.

Le 5 février, Spichiger, Schwitzguébel et moi nous nous rencontrions aux Convers[1] pour causer ; et le surlendemain 7, Schwitzguébel écrivait à Joukovsky pour l’aviser de nos décisions, prises d’accord avec ceux des membres de nos Sections que nous avions pu consulter. La publication de la Solidarité commencerait aussitôt que trois cents camarades se seraient inscrits comme abonnés ; le premier numéro aurait exceptionnellement quatre pages, et contiendrait les articles suivants : une histoire de la Fédération romande depuis la suspension de la publication de la Solidarité, par Schwitzguébel ; un article sur la situation générale, que je devais rédiger en utilisant un manuscrit que venait de m’envoyer Jouk ; le rapport de la commission de vérification des comptes de la Solidarité ; des lettres des Sections relatives à la réapparition du journal ; des nouvelles diverses. Quant aux brochures de propagande, la division des matières proposée par Schwitzguébel avait été rejetée, après mûr examen, comme trop métaphysique et trop sèche ; d’ailleurs il eût été difficile de trouver des collaborateurs sachant écrire d’une façon à la fois scientifique et populaire. Une autre proposition avait été adoptée, se tenant plus sur le terrain des faits que sur celui des idées : on ferait tout d’abord une brochure sur les Caisses de résistance, où l’on pourrait, à propos de ce sujet pratique,

  1. Les Convers sont une petite station de la ligne de chemin de fer du Jura Industriel, également accessible de Neuchâtel, de la Chaux-de-Fonds (et du Locle), et — à pied ou en poste — du Val de Saint-Imier. C est là, dans une auberge à quelques minutes de la gare, qu’eurent lieu, pendant plusieurs années, nos réunions intimes, lorsque nous avions à nous concerter.